Satie(re) – sur la vie d’Erik Satie

Qu’est-ce qu’une biographie ? Dans L’Exil d’Ovide (2018), Salim Bachi argue que « la meilleure biographie n’égalera jamais la vérité qui naît d’un artiste mensonger. » En découvrant, sur la couverture du nouveau livre de Patrick Roegiers, publié en mars chez Grasset, le nom de Satie, l’on pourrait s’attendre à un volume froid, documenté jusqu’à l’indigestion comme l’est souvent l’œuvre d’un universitaire. Mais Patrick Roegiers n’a rien d’un universitaire. Il pioche sans vergogne dans la Correspondance (2000) du père des Gymnopédies (1888) ou dans ses Mémoires d’un amnésique (2010), dont les aphorismes cassants, pleins de rieuses désillusions, sont semblables à ceux de Mark Twain.

Les mémoires de compositeurs étaient à la mode depuis que Berlioz, noircissant des pages et blanchissant des nuits, avait donné ses airs au romantisme. Pour autant, la production du Calvadosien n’a rien à écouter avec celle de l’Isérois. Satie déteste d’ailleurs Beethoven et les accents héroïques de Wagner. Il se défie donc de Berlioz comme de ses grandes masses orchestrales, révolutionnaires, dont Romain Rolland se désespérait qu’elles ne fussent employées aux fastes de la République. Il faut avouer que Romain Rolland glorifiait volontiers ces « génies héroïques » qu’il tenait pour responsables de son abandon de foi, en tout cas une certaine foi, comme il le dit. Et Beethoven, à la suite de Wagner — surpassant Wagner — sera pour l’auteur de Jean-Christophe une véritable épiphanie dont il saura magistralement communiquer la magie. La Vie de Beethoven qu’il fait paraître dans Les Cahiers de la Quinzaine devient pour Charles Péguy « une révélation morale, soudaine, un pressentiment dévoilé, révélé, la révélation, l’éclatement, la soudaine communication d’une grande fortune morale. » Satie, pour sa part, se veut à l’opposé de ces hautes couleurs de feu d’artifice — ce qu’il aime, lui, c’est le blanc. La note blanche, la page blanche. Le silence.

Suzanne Valadon, Portrait d’Erik Satie, [1892 – 1893]

On ouvre Satie de Patrick Roegiers comme un malentendu, en espérant y apprendre des anecdotes harmoniques, sans se douter qu’on y entendra une charmante musiquette ponctuée de petits points, de petits chapitres et de petits dialogues. De croche en croche, Roegiers nous laisse saisir la silhouette d’un petit bonhomme qui, bien que se gargarisant d’être acariâtre, grossier et à contre-temps, ne désirait rien de moins que le scandale, à la manière d’un Rubempré enfin délivré de son innocence campagnarde. Certes, l’histoire est pleine de musiciens déments, aliénés par leur ambition ou celles de la société — à commencer par Théodore Desorgues, le désorganisé petit protégé de Michel Vovelle. Il serait alors aisé de déterrer chez Satie une graine de la folie. Satie, fou ? Au contraire, on le découvre empreint d’une lucidité si terrible qu’elle n’a d’autre secours que l’ironie, l’obligeant à déclarer démodée et « emmerdante » sa « musique en attente, quasi hiératique, qui se distinguait par des notes distinctes et indiscernables, étales, obtenues par des touches à peine effleurées. »

Patrick Roegiers multiplie les jeux de mots dans un jeu de piste qui voudrait cerner le véritable Satie, un Satie givré d’une « glaciale solitude », bien éloigné de l’ego d’un Debussy ou de la sécheresse d’un Ravel (ce même Ravel dont Stravinsky dédaignait les tempi mécaniques, le surnommant avec mépris « l’horloger suisse »). Le voilà donc, Satie, avec son chapeau melon, son faux col et son parapluie à la main, semblable à un personnage flottant de Magritte — on se souvient que Patrick Roegiers avait conçu la rétrospective du peintre à Bruxelles, ainsi que sa monographie parue à l’international — ou à Aristide Filoselle, le pickpocket du Secret de la licorne, bref, à un Belge, ce qui n’est pas pour déplaire à Patrick Roegiers, bien entendu. Depuis 2003, année de parution du Mal du pays, l’auteur a fait de la Belgique l’un de ses sujets principaux. Il nous la fait visiter avec La Belgique, le Roman d’un pays (2005) ou encore La Spectaculaire Histoire des rois des Belges (2007). Son arrivée chez Grasset ne l’a pas détourné du plat pays puisqu’il y publie en 2012 son grand récit Le Bonheur des Belges. Il jubile à présent de pouvoir nous apprendre que, de la fenêtre de son placard montmartrois, le pianiste à deux sous de L’Auberge du clou se félicitait de pouvoir contempler la frontière séparant la France de la Wallonie. Il concevait là, hors de l’espace, sa musique d’apesanteur. Quel paradoxe pour cet esthète mélancolique, rempli d’humour corrosif, de ne pas s’entendre tel qu’un musicien ! Il répétait à l’envi ces paroles faussement humbles :« tout le monde vous dira que je ne suis pas un musicien. C’est juste. » Ce provocateur priait son public, avant la première de son ballet Relâche (1924), d’apporter des lunettes noires et de quoi « se boucher les oreilles ».

Par beaucoup, l’œuvre de Patrick Roegiers sonne aujourd’hui comme une répétition de Satie. Il s’était déjà aventuré sur les parcours d’iconoclastes, à l’image de cet Autre Simenon (2015) dans lequel il avait recomposé la vie de Christian Simenon, le frère du créateur de Maigret, décrivant sa plongée dans le rexisme, et jusqu’à sa disparition en eaux troubles. Plus tard, en 2019, il s’est risqué à cerner le génie dans un éloge à Vilhelm Hammershoi, Glenn Gould et Thomas Bernhard. Peinture, musique et littérature ont ensuite laissé place au cinéma. Dans Nouvelle Vague (2019), un ouvrage qu’il a voulu tel qu’un « filmroman » — 24 chapitres pour 24 images par seconde — l’anachronisme devient pour Patrick Roegiers le meilleur moyen de retranscrire une époque. Malle, Resnais ou Sautet, étrangers ou presque à la Nouvelle Vague, se mêlent à Varda, à Truffaut, à Godard au fil de pages au cœur desquelles on tombe sur cette phrase qui n’a l’air de rien : « les acteurs ne meurent jamais ». On peut douter de l’assertion, point du fait que Satie fût l’acteur d’une vie singulière, s’ingéniant à incarner un personnage affublé d’un masque grinçant.

Erik Satie, Suzanne Valadon, 1893

Qu’est-ce alors que ce livre sur Satie ? Un roman, comme le précise l’éditeur sur sa couverture ? Une épitaphe ? Un hommage ? Une satie(re) ? Patrick Roegiers en tire une délicieuse biographie, un livre plein d’humour et de parenthèses où les trouvailles sont comme autant de notes sur une partition : « le satisme, c’était le statisme. » Sa plume annote ici ou là le rythme d’une vie où les nuances se multiplient ; le petit crin-crin de Honfleur proposera à Suzanne Valadon, sa seule conquête connue, de l’épouser le lendemain de leur première nuit. Las ! Elle ne lui laissera « rien, à part une froide solitude qui remplit la tête avec du vide et le cœur avec de la peine ». Il faut dire que la mère de Maurice Utrillo préférait poser pour Puvis de Chavannes, convoler avec Renoir ou rêver de noces avec le nain Toulouse-Lautrec.

On connaît l’implication de Patrick Roegiers dans le domaine de la photo. Ceci explique sans doute cette propension qu’à son écriture à se faire instantanée, comme des à-coups figés sur papier par les sels d’argent. Parmi ces promesses d’éternité, l’image d’un Satie enfin replié dans son havre d’Arcueil, au moment où la mort s’invite dans sa partition. S’estime-t-il chanceux de terminer, comme Courbet ou Beethoven, d’une cirrhose hépatique ? La musiquette se dérègle, les tics et les tacs se superposent. Cacophonie ? Au contraire. Voici que se presse à son chevet Debussy, son rival disparu sept ans plus tôt. Puis Alphonse Allais, Béla Bartok, les Francis — Poulenc et Picabia — Blaise Cendrars, Georges Braque, André Derain, Darius Milhaud, Picasso, Cocteau… Dans le cortège funèbre : John Cage, l’héritier qu’il n’a pas connu, ou Philip Glass, le suiveur qui naquit dix-neuf ans après son entrée dans le silence ; jusqu’à Pina Bausch et David Hockney. « Satie privilégiait le temps par rapport au mouvement » peut-on lire au milieu d’une page. Rien de plus vrai. Toutes ces êtres avaient le Temps pour langage commun ; à l’instar de Bach mourant, ravi d’entendre prochainement la vraie musique. La musique blanche, immaculée, enfin.

Article rédigé par Guilhem Barbet

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