Théodoros de Mircea Cărtărescu – une lecture

À Rebours vous propose la lecture subjective de Théodoros, le dernier roman de l’écrivain roumain Mircea Cărtărescu (auteur notamment du remarqué Solénoïde) publié aux éditions Noir sur Blanc, par sa compatriote l’autrice et traductrice Alta Ifland. 

Théodoros

Ayant découvert Theodoros après avoir lu Solénoïde de Mircea Cărtărescu, dont la lecture complète m’avait pris plus d’une demi-année, j’étais déjà préparée à faire un long voyage dans la tête de l’auteur, car selon ses dires mêmes, celle-ci est le sujet principal de ses livres. Je suis une lectrice aimant voyager dans la tête des autres et la perspective ne me déplaisait donc point. Theodoros s’avéra être un roman quasi-picaresque, inspiré de la vie d’un personnage ayant réellement existé, mais dans une version bien plus banale que dans l’esprit de notre auteur, celle-ci lui servant de prétexte dans la construction d’une fantaisie historique.

Mircea Cărtărescu - Atlantide
Mircea Cărtărescu

Theodoros est né au XIXe siècle en Valachie, au sud de la Roumanie, dans une famille de serviteurs dont la mère, grecque, lui inspire une passion pour les aventures d’Alexandre le Grand. Ayant quitté la maison et son pays, Theodoros voyage dans le monde, entraîné dans toutes sortes d’aventures maritimes au cours desquelles il s’adonne, avec d’autres pirates, à moult pillages et méfaits. Comme le lecteur est forcé de voyager avec lui, il découvre de nombreux coins exotiques décrits en détail par l’auteur : les îles grecques, le palais du roi Salomon amoureux de la belle et superbe reine de Saba et, finalement, l’Éthiopie, dont Theodoros deviendra l’invraisemblable empereur. Cependant, le récit lui-même prend tant de détours et implique tant de personnages que la plupart des lecteurs auront du mal à s’y retrouver. Comme je m’intéresse davantage aux descriptions et aux drames passionnels qu’aux aventures proprement dites, je ne m’impatiente pas si je perds le fil narratif, mais il se pourrait que d’autres lecteurs soient moins patients que moi. Dans ce cas, ils ne sont pas les lecteurs idéaux de Cărtărescu ; en effet, le roman a une structure déroutante du fait des voies entortillées qu’il prend et de son écriture à la deuxième personne, le narrateur s’adressant à Theodoros. Qui est le narrateur ? J’avoue que pour trouver la réponse, j’ai triché : j’ai lu une interview avec l’auteur dans Le Monde, où j’ai appris que l’histoire est racontée par des anges (« nous qui voyons du haut de notre voûte d’azur »). Si bourré d’actions soit-il, Theodoros n’est pas écrit pour ceux qui aiment l’intrigue pure et dure, mais pour ceux qui apprécient l’aventure de l’imaginaire.

Pour ma part, l’aspect le plus savoureux du roman consiste en son aspect ludique et inventif, Cărtărescu aimant y inclure toutes sortes de références et détails d’époque, tels l’invention du stylo par le roumain Petrache Poenaru, père de « la plume portable sans fin », décrite également comme « plume qui écrit à l’infini ». Ayant lu le livre en roumain et en français, je me suis amusée à comparer les deux versions, tout en félicitant la traductrice, Laure Hinckel, dont la tâche ne fut pas facile. Le « gasitor de lucruri noi » se mue aisément et garde son charme en « trouveur de choses nouvelles », mais d’autres traductions sont plus difficiles. Un autre détail extrêmement amusant pour un lecteur roumain est la mention, dans l’une des lettres écrites par Theodoros à sa mère Sofiana, d’une certaine esclave prénommée Isaura, « de la sauvage contrée du Brésil ». L’esclave Isaura, une mini-série brésilienne, fut le premier soap opera importé en Roumanie immédiatement après la chute du communisme à laquelle nous tous, hommes et femmes, intellectuels et ouvriers, assistions bouche bée. Dans le même esprit ludique, on devrait prendre la fausse étymologie du mot « noroc » (dit par les Roumains lorsqu’ils trinquent, et qui signifie « bonne chance ! »).  Le mot tirerait son origine de l’anglais « no rock » qu’un certain Robert « Lucky » Hutchinson avait l’habitude de prononcer en portant un toast en mer. Les lecteurs roumains découvrent également une référence au mythe de « zburatorul » (celui qui vole dans les airs ») dans l’histoire de Stamatina, qui « faisait régulièrement le même rêve » depuis ses sept ans, « étant la proie d’un démon incube ». Tout comme dans le mythe, elle voit un étranger s’approcher d’elle la nuit, alors que pendant le jour, elle est possédée d’une langueur inquiétante. On trouve aussi des mythes inventés, tel le récit de la Balle dirigée vers Theodoros et détournée par les Anges ; ce faisant, elle enfante des créatures vivantes, créant paradoxalement la vie. Ces créatures se mettent à étudier le monde et à se demander, « comme vous, dans votre vanité, qui elles étaient, d’où elles venaient et dans quel but ». Ce récit nous rappelle un autre mythe d’origine, celui des acariens, inventé par Cărtărescu dans Solénoïde.

L’empereur d’Éthiopie Téwodros II

Si les mythes sont souvent présents chez Cărtărescu, toute aussi présente est la démythisation, y compris celle de l’héroïsme. Ainsi, sur un champ de bataille, « arrivées face à face, en voyant la haine et la détermination sur les visages des adversaires, les armées furent prises d’une terreur immense » ; les soldats, « rouges de honte et têtes baissées . . . emplis d’une terreur sacrée », prirent la fuite par deux fois, suivis par leurs chefs.

L’invraisemblable vie de Theodoros, qui échange sa tête contre celle de l’éthiopien Hailu, un guerrier pauvre et de mauvaise réputation dont la mère vendait du kosso contre les vers intestinaux, finit d’une manière violente en 1868, quand il est tué par les troupes de la reine Victoria. La reine elle-même est décrite en détail, tout comme son couronnement spectaculaire, au cours duquel Dickens fait une apparition fugitive. C’est comme si Cărtărescu voulait englober dans son roman la vie réelle même, tout en la réinventant de part en part.

Article rédigé par Alta Ifland 

Auteur/autrice