Pasolini : des cheveux longs aux cheveux bleus

Dans son article sur les cheveux longs, loin de seulement s’en prendre à une mode au goût discutable de l’époque, Pasolini s’attaquait au langage, et même à la revendication politique de cette soudaine épidémie capillaire qui saisit les jeunes. Rédigé en 1973 et publié originellement sous le titre « Contre les cheveux longs » dans le Corriere della Sera, le cinéaste constatait que ce qui n’était qu’une manie de quelques-uns s’est en effet propagé à toute une génération que nous adorons détester en ce début de XXIe siècle : les baby boomers. La concernant d’ailleurs, on sera en peine de trouver un auteur plus hostile à leur égard que Pasolini. Pourquoi s’attarder sur ce papier en particulier au moment où l’on commémore le cinquantième anniversaire de sa disparition jamais élucidée ? Peut-être justement parce que sa mémoire, écartelée entre chapelles idéologiques qui le conforment selon leurs propres dogmes, mérite qu’on revienne à ce que Pasolini déplorait de la part de ces jeunes aux cheveux longs, leur rejet de tout rapport dialectique au monde.

Hippie italienne, années 70

Si notre apparence est la première parole, non verbale, que nous communiquons aux autres, notamment pour révéler une partie de qui nous sommes, ou prétendons être, les « jeunes aux cheveux longs » dont parlait Pasolini en avaient fait un système clos, où le signe tenait lieu de pensée.
C’est en observant deux jeunes Européens dans un hôtel de Prague où il séjournait que Pasolini remarqua qu’ « assis dans leur coin, à l’écart, ils n’ont pas dit un mot ». Cette absence de langage articulé n’était pas nécessaire, ce qu’il désiraient, c’était être vus, et que leurs cheveux présentent comme un anticonformisme vivant. « En effet, dans cette circonstance particulière — qui était entièrement publique, ou sociale et, dirais-je même, officielle — ils n’avaient pas besoin de parler ; leur silence était rigoureusement fonctionnel.[1] »

Le phénomène prit une ampleur inédite après les événements de Mai-68, moment à partir duquel ce furent les étudiants aux « gueules de fils à papa » qui affichèrent, non sans revendication idéologique, des cheveux longs. De protestation silencieuse, voici désormais cette mode portée comme un tract voulant imposer sa vérité au reste du monde. Seulement, cette revendication repose sur un hic : jeunes fascistes comme jeunes antifascistes arboraient les mêmes figures et, du reste, ne se distinguaient plus guère les uns des autres comme le notait Pasolini. Plus avant, cette mode très anglo-américaine s’était propagée dans le monde entier, même dans les pays sous-développés, où les cheveux longs permettaient de se différencier des pauvres. Uniformisation en Occident, mépris de classe au Moyen-Orient. Ainsi, les Européens « recréent objectivement dans leur physionomie ce qu’ils ont condamné à jamais […] La droite et la gauche ont physiquement fusionné »[2], concluait-il.

Ces « masques répugnants », contestation du monde dont ils héritent, portaient en eux un autre problème selon Pasolini : « la condamnation radicale et sans discernement qu’ils ont prononcée contre leurs pères, en dressant devant eux une barrière infranchissable, a fini par les isoler et les empêcher de développer avec leurs pères un rapport dialectique.[3] » En refusant de se confronter au monde, il y a un refus de l’améliorer. « L’isolement dans lequel ils se sont enfermés — comme dans un monde à part, un ghetto réservé à la jeunesse » implique forcément « une régression. »[4]

La communauté d’Ovada
Des membres de la ferme Scorpion, de la communauté d’Ovada, vers 1970-1971

Pasolini revint sur ce sujet dans l’intervention qu’il devait prononcer devant le congrès du parti radical. Citant un jeune Grec aux « cheveux jusqu’aux épaules », il constata une nouvelle fois une prétention à la pureté morale qui faisait rejeter à ce jeune tout rapport dialectique au monde. La défense d’individus qui n’ont pas de droits ou n’en ont pas conscience ne leur sert que de prétexte. Ils sont de la « chair à canon » idéologique, selon les propres termes de Pasolini. « Avec une hypocrisie non consciente, ils sont utilisés, en premier lieu, comme sujets d’un transfert qui libère la conscience du poids de l’envie et de la rancœur économique ; en second lieu, ils sont lancés par les bourgeois jeunes, pauvres, incertains et fanatiques, comme une armée de parias « purs », dans une lutte inconsciemment impure, justement contre les bourgeois vieux, riches, convaincus mais fascistes »[5]. En d’autres termes, les luttes que se donneraient les jeunes aux cheveux longs ne serviraient qu’à soulager leur conscience bourgeoise. « C’est une guerre civile non consciente — déguisée en lutte des classes — dans l’enfer de la conscience bourgeoise »[6]. D’ailleurs, quelle est la revendication des droits que ces jeunes tentent de répandre aux miséreux ? Que ceux-ci devraient « exiger un bonheur identique à ceux des exploiteurs. »[7]

Cette régression vers une forme de tribalisme était d’autant plus dramatique que, selon Pasolini, elle provoquerait une désorientation absolue : « La stabilisation du Présent, les Institutions et le Pouvoir qui les défend, se fondent sur ce sentiment du Passé, comme mystère à revivre : si nous ne nous faisions pas l’illusion de refaire les mêmes expériences existentielles que nos pères, nous serions pris par une intolérable angoisse, nous perdrions le sens de nous-mêmes, l’idée de nous-mêmes ; et notre désorientation serait absolue. »[8] Pis même, elle réveillerait des peurs et superstitions archaïques que leurs pères et leurs pères avant eux avaient surmontées. Ce faisant, ces jeunes aux cheveux longs ne pourraient qu’à leur tour engendrer de nouvelles formes de conformisme.

A Juvigny, ce vendredi soir, à la Pause moissons, il y aura Madeleine, ses cheveux bleus et sa voix douce
La chanteuse Madeleine

Jonathan Haidt et Greg Lukianoff, dans leur livre The Coddling of the American Mind, relève que ceux nés après 1995 et encore plus ceux nés dans les années 2000 (la génération qui a donc grandi avec Internet), deviennent intolérants à l’altérité elle-même. Multipliant les « trigger warnings », se complaisant dans des bulles appelées « safe spaces », cette jeunesse affiche une volonté de se couper du monde. Dans une émission dédiée à ce sujet, citant l’essai des deux auteurs, un journaliste de Radio France[9] a estimé que cette attitude pourrait venir notamment du fait que ces jeunes auraient grandi dans un environnement numérique où « on ne communique qu’avec des individus qui leur ressemblent, partagent leurs idées et leurs goûts » — ce qui réduit l’exposition à la différence, au dissensus, à la contradiction. De la même façon, en France, le rejet des pères conduisant à une « désorientation absolue » selon Pasolini s’illustre également dans le rapport entretenu par les moins de 30 ans à la laïcité. Loin de convenir que des règles communes devraient s’appliquer à tous pour vivre ensemble, ce sont les velléités individuelles (et surtout confessionnelles) qui ont triomphé, peut importe les contradictions insurmontables que cela revêt. Il est ainsi perçu comme progressiste l’idée qu’une confession puisse proscrire à un homme de s’asseoir sur un siège occupé précédemment par une femme, et rétrograde l’idée d’égalité de traitement qui consisterait au contraire à proscrire ce type de comportement. Là aussi, « la droite et la gauche ont physiquement fusionné. »

En 2025, cinquante ans après sa disparition, les jeunes ont troqué la longueur des cheveux au profit de teintures bariolées. Aux jeunes aux cheveux longs ont succédé les jeunes aux cheveux longs. Comme leurs grands-parents qu’ils prétendent rejeter, ils reproduisent eux aussi un schéma similaire. Par leurs cheveux, ils font comprendre qu’ils sont différents d’une masse qui serait méprisable, ne communiqueraient ou ne se feraient comprendre que par un langage informulé que leurs colorations capillaires communiqueraient. Réduits eux aussi à un tribalisme qui exclut tout rapport dialectique aux autres, leur prétention à la pureté morale ne cherche pas tant à imposer une vérité qu’à refuser la confrontation d’idées pour améliorer le monde. Peut-être qu’aujourd’hui aussi, « le moment est plutôt venu de dire aux jeunes que leur façon de se coiffer est horrible, parce que servile et vulgaire. Plus, le moment est venu pour eux de s’en apercevoir et de se libérer de la préoccupation coupable de se conformer à l’ordre dégradant de la horde. »[10]

Article rédigé par Fabrizio Tribuzio-Bugatti

 

[1] [1] Pier Paolo Pasolini, in Écrits corsaires, « Le discours des cheveux », p.26, éd. Flammarion, collection Champs Arts, trad. Philippe Guilhon

[2] Ibidem, p.30

[3] Ibid. 32

[4] Ibid.

[5] Pier Paolo Pasolini, in Lettres luthériennes, « Intervention au congrès du Parti radical », p. 225, éd. Points.

[6] Ibidem

[7] Ibid., page 226

[8] Pier Paolo Pasolini, in Pétrole, Note 67- Le charme du fascisme, p.281 , éd. Gallimard/NRF, trad. René de Ceccatty.

[9]https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-tour-du-monde-des-idees/safe-spaces-des-etudiants-qui-ne-supportent-plus-la-contradiction-9393126

[10] Pier Paolo Pasolini, in Écrits corsaires, « Le discours des cheveux », p.33, éd. Flammarion, collection Champs Arts, trad. Philippe Guilhon

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