Marco Pico : « Pierre Richard s’est toujours placé du côté des Indiens contre les cow-boys »

Le metteur en scène Marco Pico est le réalisateur de deux films rares et injustement oubliés de nos jours : Un Nuage entre les dents[1] (1974) et la Cavale des fous[2] (1993).
Ces deux films de fugitifs, road movies se déroulant dans les banlieues et la campagne des années 70 et 90, l’un évoquant le traitement de l’information par la presse sensationnaliste et l’autre celui des « fous » par la psychiatrie moderne, sont portés par un Pierre Richard à contre-emploi et déchaîné, accompagné par les plus grands noms du cinéma français : Philippe Noiret, Claude Piéplu, Michel Piccoli, Édith Scob…
Il était urgent de les redécouvrir en salles, avec un troisième film : On aura tout vu de Georges Lautner, à l’occasion de la rétrospective « Pierre Richard en cavale ». Les films, distribués par Malavida, sont visibles au cinéma le Champo (Paris V).

© Guillaume Narguet

À Rebours : Un Nuage entre les dents est le premier film que vous avez tourné. Pouvez-vous expliquer ce qui vous a conduit à la réalisation de ce long-métrage ?

Marco Pico : C’est mon premier long-métrage mais j’ai commencé mon métier dans le cinéma bien avant, dès 1957 ! J’ai longtemps été assistant, notamment d’Yves Robert et c’est par son intermédiaire que j’ai rencontré Pierre [Richard], que j’ai aidé sur ses premiers films : Les Malheurs d’Alfred et Je sais rien, mais je dirai tout. Et avant de réaliser Un Nuage, j’ai travaillé sur de nombreux premiers films comme La Vieille Fille de Jean-Pierre Blanc et j’ai même fait l’acteur dans le Saut de Christian de Chalonge, qui avait obtenu le prix Jean-Vigo en 1968. Une fois aux manettes de mon propre film, j’étais déjà aguerri. Un Nuage entre les dents n’était donc pas la réalisation d’un débutant.

Ce film réunit un casting de choix : Pierre Richard, alors au début de sa renommée et qui avait été découvert par Yves Robert, et Philippe Noiret, qui était une star confirmée. Si l’on commence par Pierre Richard, de qui l’idée est-elle venue de l’engager ? Yves Robert semblait justement réticent…

Elle est venue de moi. Je pensais déjà à Pierre au moment d’écrire le scénario et quand j’ai présenté mon projet à ces deux acteurs, Pierre venait de tourner le Grand Blond et Philippe Noiret sortait de la Grande Bouffe. Le film s’est fait tout simplement : c’étaient deux grands noms, des têtes d’affiche. En revanche, l’idée ne plaisait pas beaucoup à Yves Robert, effectivement. J’avais suggéré aux Artistes Associés (les distributeurs) de le choisir pour assurer la production. Mais Robert était quelque peu réticent car Noiret et Richard étaient ses poulains, c’est lui qui les avait pris sous son aile, avec Alexandre le bienheureux pour l’un et le Grand Blond pour l’autre. Il était embêté que ses deux acteurs tournent des films qu’il n’approuvait pas vraiment…

Etes-vous d’accord avec la réplique d’Yves Robert lancée à Pierre Richard : « Tu n’es pas un comédien, tu es un personnage » ?

C’est ce que pensait Yves et il n’avait pas tout à fait tort. Mais même à l’époque, Pierre éprouvait vraiment l’envie d’être un comédien et de jouer des rôles différents. Le problème, depuis qu’il avait réalisé le Distrait, son premier film en 1970 (produit par Robert), est qu’il s’est enfermé dans un mécanisme qui laissait à Yves Robert les coudées franches. Il le considérait comme son « père » au cinéma et Yves l’a lancé. S’engager sur mon film sonnait comme une émancipation et même s’il a su ménager la chèvre et le chou, cela n’est pas allé sans quelques difficultés…

Dans les années 70, Philippe Noiret a aidé de nombreux jeunes metteurs en scène à se lancer, tels Edmond Freess, Henri Graziani et Bertrand Tavernier. Vous en faisiez partie aussi. Qu’est-ce qui a retenu son attention dans votre projet ?

Philippe Noiret et Lucien Bodard

On avait déjà travaillé sur quelques films ensemble, dont les Copains en 1965, toujours réalisé par Robert. On avait aussi des centres d’intérêt communs, notamment Franju qu’on admirait tous les deux, et Jean Vilar du TNP, où Noiret a fait ses premières armes au théâtre. Pour le scénario, je me suis inspiré du grand journaliste et reporter Lucien Bodard, qui avait parcouru la planète et était connu pour ses reportages sur la Chine, et je me suis dit qu’il serait drôle de faire du personnage de Noiret une sorte de Bodard du pauvre, qui ne se rendrait pas en Chine pour ses reportages mais à Aubervilliers. D’autant plus que Noiret lui ressemblait un peu physiquement. Non seulement il a été d’accord pour interpréter ce rôle mais en plus, il a pris vingt kilos pour coller davantage à cette image de Bodard des banlieues.

Le tandem Richard-Noiret, auquel on n’aurait pas forcément pensé dans un premier temps, fonctionne à merveille. Pensez-vous que Pierre Richard n’est jamais aussi bon que dans les duos complices qu’il forme à l’écran (par exemple avec Gérard Depardieu, Bernard Blier etc.) ? Comment êtes-vous parvenu à faire fonctionner ce duo pour qu’il y ait une telle synergie ?

J’étais persuadé qu’ils s’entendraient très bien, humainement d’abord mais aussi professionnellement, dans leur jeu. Il ne faut pas oublier que Pierre Richard a commencé au TNP en tant que figurant (il jouait le rôle d’un hallebardier qui s’endormait), c’est là-bas qu’ils se sont connus tous les deux. Ils appréciaient Vilar ainsi qu’une certaine idée du théâtre qu’il véhiculait. Ils avaient également joué dans Alexandre le bienheureux, où Pierre tenait un petit rôle. Et dans le Nuage, les rôles correspondaient bien à leur personnalité et leur physique, ils se complétaient : l’un est un journaliste placide, un peu rond, l’autre est un photographe nerveux, un chien fou. On n’aurait pas pu les intervertir. Le métier de réalisateur consiste aussi à déterminer quel rôle correspond à quel acteur et comment les marier tous ensemble. Il doit suivre son instinct.

Claude Piéplu dans Un Nuage entre les dents

Le film fonctionne aussi grâce aux seconds rôles pléthoriques de qualité, on pense notamment à la prestation de Claude Piéplu en directeur de rédaction sans vergogne et également ridicule et bouffon et celle de Michel Peyrelon en travesti souffre-douleur, ce personnage d’homosexuel un peu caricatural auteur d’une phrase culte : « Les pédés, c’est pas gai ». Vous accordez beaucoup d’importance à ces seconds rôles, qui sont loin d’être négligés. Y compris dans la Cavale.

C’est vrai. Je suis toujours admiratif de ces films où chaque personnage qui apparaît a son importance. Renoir le faisait déjà, on pense notamment à Carette qui figure au générique de plusieurs de ses films. Dans le mien, on voit Rufus qui a un rôle muet mais qui fait le « passage » entre deux comédiens et deux scènes. J’aurais pu écrire une histoire à partir de chaque personnage qui fait une apparition, même fugace, dans mes films.

Pierre Richard casse son image de doux rêveur lunaire : il apparaît assez sale, mal habillé et mal rasé ; colérique et bagarreur, il a recours à des méthodes musclées et n’a pas d’empathie. Par exemple, il observe une femme se suicider pour la prendre en photo. Pensez-vous que cela a désarçonné le public ? En effet, le film n’a pas rencontré le succès escompté, malgré de très bonnes critiques à l’époque.

Cela a peut-être participé de son échec ; on le doit aussi à la vision de l’information que j’ai exposée dans ce film et qui est la mienne : ce mensonge permanent qu’on nous sert dans les journaux ou à la radio, et maintenant à la télévision ou Internet. Où est la véritable information ? Comment distinguer la véritable de la fausse ? Et si le film est aussi bien reçu aujourd’hui, malgré les cinquante années qui séparent sa réalisation de sa ressortie en salle, c’est parce que les gens qui nous « informent » sont devenus aussi fous et cyniques que ceux que je dépeignais à l’époque. Le traitement de l’actualité, la recherche du buzz qui nous fait sauter du coq à l’âne, sont les signes d’un grand malaise et les gens s’en sont finalement rendu compte.

Pierre Richard dans Un Nuage entre les dents

C’est en effet une satire très féroce de la presse sensationnaliste : les journalistes donnent la priorité aux faits divers sordides pour faire vendre (« Pas de politique, tout sur les sadiques »), fabriquent des coupables, n’ont aucune morale ; ainsi, quand le directeur du journal voit les journalistes hilares, il leur demande si c’est à propos du tremblement de terre de San Francisco qui a fait 200 morts. Le seul journaliste qui a une conscience professionnelle, Jolivet, n’est pas pris au sérieux.  

Nous sommes en plein dans ce sensationnalisme. A l’époque, on me disait que c’était exagéré. Mais pour ma part, cela ne l’était pas du tout. La rubrique des chiens écrasés prenait déjà une importance folle. Mais dans cette scène, le rire peut aussi être vu comme libérateur : les journalistes voient tellement d’horreurs à longueur de journée qu’ils ne s’en sortent que par le rire, ce qui leur permet de supporter cet environnement de travail difficile. Ils doivent prendre de la distance, sinon ils deviendraient fous. Voilà à quoi mène aussi ce traitement de l’information presque inhumain.

Une autre raison de son insuccès tient peut-être également au fait que le public n’a pas adhéré à la tonalité grinçante de cette comédie à contre-courant de la production de l’époque et en avance sur son temps : une sorte de miroir placé devant le public et qui montre le côté sombre de l’homme, voyeur, sans scrupules, avide…

Tout à fait et je crois que c’est ce que ressentait aussi Yves Robert. Mais il était plus émoussé que moi, d’où son inconfort à produire ce film, alors que pour ma part, je voulais vraiment exprimer ma colère et ma révolte de voir l’information traitée de manière aussi désinvolte, qui me choque toujours aujourd’hui. J’ai décidé de ne pas y aller avec le dos de la cuiller et je me suis lancé à fond.

Le film est hybride : c’est une comédie mais il contient également des éléments dramatiques ; il porte un regard aigre-doux sur les choses, ce qui conduit à une certaine ambiguïté. Comment le définiriez-vous ? Une comédie dramatique ? Un témoignage de l’époque ? Un film avec une tonalité sociale ?

Je dirais qu’il est tout cela. Il parle de la vie, qui est autant une comédie qu’un drame, un melting pot d’émotions contradictoires. Ça ne se prend pas au sérieux puisque c’est burlesque, avec de nombreux gags. Et quand on écoute les informations, on passe du rire aux larmes.

Le film est également poétique, voire surréaliste : il débute par une mystérieuse discussion sur les nuages, les héros croisent un éléphant dans la rue (comme un moment de grâce), un barman tend des tringles sorties de nulle part à Prévot…

Si l’on entre dans la vie de Prévot, on peut imaginer qu’il s’est rendu dans un grand magasin acheter des tringles, il les a laissées là, dans ce bar, pour se consacrer à un reportage photo en vitesse et il n’a pas eu le temps de les récupérer, car il n’est jamais chez lui. Tout peut se justifier mais quand les scènes arrivent comme ça sans explication, cela donne une touche mystérieuse, décalée. Il en va de même pour l’éléphant, qui s’est échappé d’un zoo (ce qui est précisé dans le film). Mais le fait qu’il apparaisse à ce moment-là, en pleine nuit, dans une rue déserte, apparente cette scène à un intermède poétique.

Pierre Richard et Philippe Noiret dans Un Nuage entre les dents

Le film évoque au passage la misère des petites gens, ces ouvriers victimes de l’effondrement de leur immeuble par exemple. Il y a un volet social assez prononcé, qu’on retrouve aussi dans la Cavale des fous quand vous vous attachez à montrer la vie des gens de province. On note une grande empathie de votre part.

C’est quelque chose qui m’a toujours touché. J’habite l’île d’Yeu, j’y vois de nombreux habitants qui se retrouvent au Smic, qui ne gagnent pas grand-chose et dont la vie est modeste. Chacun doit se débrouiller comme il le peut. Sur l’île, les gens s’en sortent un peu mieux grâce à la pêche mais à la campagne, dans des coins perdus, c’est plus compliqué. La vie, ce n’est pas toujours comme à la télévision ou dans la presse. Je ressens une sorte de proximité avec ces gens qui, même quand ils commettent des erreurs, essayent de trouver des circonstances atténuantes.

Un Nuage entre les dents traite également du thème du racisme et du métissage. Les enfants de Prévot sont métis ; quand, après leur disparition, on lui demande quels sont leurs signes distinctifs, il parle de la couleur de leur cache-nez. Lui seul ne semble pas remarquer leur couleur de peau. Plus tard dans le film, Prévot et Malisard repartent libres de leur garde à vue alors que celle de l’immigré algérien innocent embarqué avec eux est prolongée. C’est l’un des premiers films français à s’emparer de cette question, après le cinéma américain et un an avant Dupont-Lajoie d’Yves Boisset. Cela vous tenait-il à cœur d’explorer ce sujet encore peu exploité ?  

Tout à fait et c’est un autre aspect du film qui ne plaisait pas tellement à Yves Robert ni à Gaumont, qui a refusé de faire le film car elle n’était pas intéressée, contrairement aux Américains qui se sont penchés dessus avec beaucoup d’intérêt. Une anecdote me revient en mémoire : Yves Robert souhaitait initialement attribuer le rôle de Guy Bedos, dans Les Copains, à Henri Salvador. Et la Gaumont avait déjà refusé, par frilosité. Ce qui est drôle, c’est que cinquante ans après la sortie de mon film, Gaumont rachète le Nuage. Le problème du racisme existait déjà à cette époque, bien sûr, mais il était sous-jacent. Je le ressentais pourtant très fortement et cela me révoltait. Aujourd’hui, nous sommes en plein dedans et cela nous parle peut-être davantage maintenant qu’à l’époque.

Un autre élément intéressant du film consiste à montre un aspect de Paris assez peu connu, ou du moins peu traité au cinéma : le Paris en chantier, en travaux, qui entre dans la modernité. C’est aussi un Paris chaotique, filmé en grande partie de nuit, avec ses accidents sur le périphérique, ses effondrements d’immeubles, ses suicides… Nous sommes loin de l’image d’Épinal du Paris romantique.

C’était d’autant plus vrai à cette époque ! Regardez les films de Claude Sautet, on y voit un Paris toujours propre alors que la plupart des immeubles étaient noirs, sales, et peuplés de gens pauvres. Mais à l’ère Giscard, on préférait mettre en avant Brigitte Bardot, « la vie est belle », la ville-lumière (alors que de nombreuses rues n’étaient pas éclairées). J’ai accentué cela en travaillant une photographie sans lumière, on a flashé la pellicule (le même procédé a été utilisé pour le film Macadam Cowboy de John Schlesinger) et cela nous a permis de filmer dans les rues où il y avait un semblant de lumière. Cette méthode du flashage donne un côté « cotonneux » au film. Mais la plupart du temps, les gens étaient plongés dans le noir, c’était le contraire de New York. Malisard et Prévot sont comme deux vampires qui sortent la nuit, ils effectuent leur travail puis retournent dans leur grotte.

En parlant de New York, on se prend à imaginer que votre film ait pu inspirer Martin Scorsese pour son film After Hours, tourné dix ans plus tard, notamment en ce qui concerne la durée de l’action sur 24 heures et la situation rocambolesque des protagonistes qui s’aggrave au fur et à mesure que le film avance dans un New York poisseux et nocturne. Plus directement, votre film semble inspiré de la comédie italienne, qu’il s’agisse d’Ettore Scola, Dino Risi…

Pour After Hours, je ne peux pas vous dire car je ne l’ai pas vu, mais je revendique tout à fait l’influence des comédies italiennes, j’ai toujours fortement apprécié le cinéma italien. Le cinéma américain m’a moins touché, hormis Macadam Cowboy justement, qui se déroule aussi à New York, et dont mon film est assez proche.

Michel Peyrelon dans Un Nuage entre les dents

La musique se fait discrète, sauf pour la scène du cabaret et au générique. Pour quelle raison ? Était-ce pour donner un aspect plus « documentaire » au film ?  

Oui, le film était suffisamment « jeté » pour ne pas en rajouter avec de la musique, qui me semblait d’ailleurs superflue. Pour moi, il fallait qu’on soit ancré dans une réalité sans musique. Dans la boîte de nuit, elle était évidemment inévitable. Certains spectateurs n’ont pas apprécié cette scène où l’on voit Peyrelon quasi nu, car elle est longue, elle n’en finit pas, mais je l’ai fait exprès !

La Cavale des fous est au contraire une comédie burlesque assumée où Pierre Richard retrouve son rôle classique de gaffeur. Ce dernier a d’ailleurs co-écrit le scénario. Souhaitait-il par là effectuer une sorte de retour aux sources ?  

C’était en effet sa volonté. Il m’a demandé de réaliser le film, sans que je sache vraiment pourquoi il s’est adressé à moi tout particulièrement. Je suppose que c’est parce qu’il m’avait vu travailler sur son dernier, On peut toujours rêver, dans lequel il joue aussi, avec Smaïn, et qu’il me faisait confiance. J’étais derrière la caméra et je m’occupais de la réalisation puisqu’il ne pouvait pas être au four et au moulin. Et pour la Cavale, il m’a tout simplement demandé si je pouvais aussi le réaliser. Comme c’est mon copain, j’ai accepté sans hésiter. Mais il aurait très bien pu le faire, puisqu’il l’avait écrit. Pierre s’intéresse beaucoup à la question du traitement des fous dans et par la société, qui s’y prend très mal avec eux. Et il a voulu se livrer ici à une critique de ce mauvais traitement qui leur est infligé.

Cela soulève encore une fois la question du rapport à la différence, et il s’agit là d’un point commun être les deux films.

Michel Piccoli dans la Cavale des fous

C’est tout Pierre. Il s’est toujours placé du côté des Indiens contre les cowboys, des faibles contre les forts, des fous contre les soi-disant sains d’esprit, des gens différents en somme.

Le scénario s’inspire de faits et de personnages réels. Ainsi, Michel Piccoli incarne un grand professeur au Collège de France interné pour avoir étranglé sa femme (on pense à l’affaire Louis Althusser) ; parmi les deux amis écrivains, prétentieux et ridicules, de Fabienne, l’une des deux fait furieusement penser à Marguerite Duras, dans son accoutrement et son physique. C’est un tacle lancé à l’encontre d’une certaine élite déconnectée de la réalité.

Ces allusions sont de moi, pour le coup. J’ai voulu en effet m’en prendre à une certaine élite parisienne, qui se targue de tout savoir et d’être très intelligente. L’autre écrivain est une sorte de Bernard-Henri Lévy poseur et insupportable et la ressemblance physique entre l’acteur et lui a été étudiée. Quant au rôle de Piccoli, c’était effectivement une référence directe au philosophe Althusser ; l’affaire de l’étranglement de sa femme s’était déroulée quelque temps auparavant et cela avait marqué les esprits. Vous avez bien deviné.

Le casting est une fois de plus une réussite avec Michel Piccoli, Dominique Pinon (tout juste sorti des films de Beineix et Jeunet) et Edith Scob, qui vient du cinéma de Franju.

Là aussi, c’est moi qui étais à la manœuvre. Piccoli ressemblait à Althusser et il avait cette force « professorale » qui en imposait, pour moi, c’était le choix tout indiqué. Il jouait très bien le savant fou ; quand on le voit la première fois dans le film, il apparaît les cheveux ébouriffés à la Einstein pour rehausser cet aspect. Cela relevait de sa propre initiative : il voulait vraiment incarner l’intellectuel. Jean-Pierre Marielle aurait pu tenir ce rôle aussi mais il fallait trancher et le choix s’est porté sur Piccoli.

Même s’il s’agit d’une comédie, il y a néanmoins quelques éléments là encore dramatiques, quand par exemple Pierre Richard devient fou lui-même et se projette dans le personnage du professeur en tentant d’étranger Fabienne, sa propre femme. Ou bien quand le personnage du professeur agresse verbalement Fabienne et où il révèle un côté très sombre et inquiétant. Le psychotique Angel, pourtant innocent, apparaît parfois tout aussi inquiétant. L’ambiguïté est toujours présente.

Oui, il faut savoir se méfier des apparences : les gens qui semblent inquiétants de prime abord peuvent se révéler tout à fait inoffensifs et vice versa. Regardez l’abbé Pierre, on découvre que cet homme bon et altruiste était finalement capable de tout. Personne n’est à l’abri de gestes « fous », qu’on soit psychiatre ou prêtre. En plus d’autrui, il faut aussi se méfier de soi-même.

Michel Piccoli, Pierre Richard et Dominique Pinon dans la Cavale des fous

Ces deux films sont présentés dans le cadre d’une rétrospective intitulée « la cavale Pierre Richard ». Il s’agit de road movies, de films de fugitifs qui roulent dans des vieilles guimbardes. Pourquoi cet attrait pour le genre ?

Parce que moi-même, j’ai été un fugitif toute ma vie. Personne ne me poursuivait, c’est moi qui poursuivais quelque chose, un objectif, mais je ne saurais pas dire exactement lequel. Cela m’a toujours intéressé de savoir ce que je ne savais pas, de me rendre dans des pays dont je ne parlais pas la langue, de côtoyer des gens qui pensaient différemment de moi. Cela s’est traduit dans mes films par la description de personnages en marche, qui vont de l’avant. Aujourd’hui, j’ai posé l’ancre sur mon île, je ne suis plus un fugitif.

Avez-vous encore des projets au cinéma, qui ne concernent pas forcément la réalisation ?

Pour la réalisation non, j’ai arrêté, j’ai plutôt pour projet d’écrire des nouvelles. Il faut dire que le métier a beaucoup changé. Il est devenu plus difficile de monter des films, de les financer… Avant, on pouvait réaliser des films en dilettante, si j’ose dire, de manière artisanale. Maintenant, tout cela s’est professionnalisé, il y a moins de proximité avec les équipes, qui sont parfois maltraitées. Comme j’ai toujours été animé d’un esprit d’équipe et d’entraide, il m’arrivait très souvent, à la fin de ma carrière, de me fâcher avec les décideurs, ça m’a lassé. Donc j’ai arrêté tout cela.

Tous nos remerciements à Malavida films.

https://www.malavidafilms.com/cinema/pierrerichardandpico

[1] Synopsis : Malisard (Noiret) est reporter et Prévot (Richard) photographe. On les surnomme les Cowboys. Ensemble, ils sillonnent les rues de la capitale pour le quotidien Le Soir de Paris, à la recherche d’un scoop. Leur boulot, c’est toute leur vie, ils le pratiquent avec cynisme mais malgré tout avec un certain jusqu’au boutisme, un mépris du danger et un refus des préjugés. Alors que Prévot vient de récupérer ses deux fils à l’école et qu’ils arrivent sur les lieux d’un drame, les enfants s’éloignent et disparaissent. À la rédaction du Soir de Paris, on se dit qu’on tient là un bien beau fait divers. Et qu’il serait intéressant de faire monter la sauce…

[2] Synopsis : Henri Toussaint, ex-professeur au Collège de France, est interné en hôpital psychiatrique depuis sept ans, après avoir tenté de tuer son épouse. Cette dernière est mourante et souhaite le revoir une dernière fois. C’est Bertrand Daumale, psychiatre, qui est chargé de le conduire. Mais un autre pensionnaire de l’asile, Angel, se glisse en cachette dans la voiture, et notre malheureux chauffeur se retrouve avec deux passagers incontrôlables sur les bras…

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