Robert Guédiguian : « La quête de l’identité est une aventure poétique »

Le cinéaste Robert Guédiguian, que l’on connaît pour Marius et Jeannette ou le Promeneur du Champ-de-Mars, entretient un rapport étroit avec l’Arménie, pays d’origine de son père, qui a été le sujet de trois de ses films : Le Voyage en Arménie, l’Armée du crime et Une Histoire de fou. Cinéaste chantre de l’humanisme et des valeurs universelles, des luttes collectives et bien sûr de Marseille, il a également redécouvert son identité arménienne, petit pays dont l’histoire est plus de deux fois millénaire, et c’est à ce sujet qu’il a répondu aux questions d’À Rebours. Tout naturellement invité par Un Week-end à l’est, le festival des cultures de l’est, qui met cette année l’Arménie à l’honneur, il rendra un hommage à Charles Aznavour le 24 novembre au théâtre de l’Alliance française.     

Portrait de Robert Guédiguian à Marseille le 5 juin 2023 © Florence Behar Aboudaram

À Rebours : Le festival Un Week-end à l’est[1] met à l’honneur cette année l’Arménie. L’histoire et la culture arméniennes semblent assez mal connues en France. Comme le dit Gilles, un personnage de votre film Une Histoire de fou : « Je ne sais même pas placer l’Arménie sur une carte. » Elle est mentionnée par le prisme du génocide, qui est un marqueur identitaire fort. Comment expliquez-vous cette méconnaissance et la difficulté qu’a l’Arménie d’exporter son rayonnement culturel ?

Robert Guédiguian : Il y a plusieurs raisons ; d’abord, la faiblesse économique de ce petit pays de deux millions d’habitants, qui ne joue pas en faveur de sa reconnaissance à l’international. Plus un pays est puissant économiquement, plus il acquiert de reconnaissance, et cela s’applique aussi à la réputation de ses artistes. En exagérant un peu, je dirais qu’un auteur américain sera connu dans le monde dès la sortie de son premier roman, quand un auteur hongrois ou arménien devra attendre d’avoir un pied dans la tombe pour bénéficier d’une réputation en-dehors de ses frontières. Et c’est particulièrement vrai pour le cinéma. De plus, l’Arménie est un pays qui a longtemps été assimilé à l’Union soviétique. Depuis son indépendance en 1991, il ne bénéficie plus de la « couverture » de la Russie. Mais il peut compter sur une importante diaspora, qui est très active dans les pays où les émigrés arméniens se sont installés et très rapidement intégrés. Ils ont d’ailleurs joué le jeu de l’intégration d’une manière particulière : français dans la rue et en public, ils redevenaient arméniens dès qu’ils rentraient chez eux. C’est pour cela qu’Aznavour se disait « 100% arménien et 100% français ». Malheureusement, cette diaspora s’est mal répartie : on compte beaucoup d’Arméniens en France, aux États-Unis, au Canada, mais assez peu ailleurs, par exemple en Espagne et en Italie. Cela n’a pas vraiment œuvré à une meilleure connaissance du pays et de ses habitants.

Il faut dire que la France et l’Arménie entretiennent des rapports étroits depuis longtemps, dès l’époque des croisades (le dernier roi d’Arménie a même été enterré à Paris et son gisant se trouve à Saint-Denis). La diaspora que vous mentionnez compte une forte représentation à Marseille par exemple, d’où vous êtes originaire. Et la France a été le premier pays à reconnaître le génocide arménien en 2001. Comment comprendre cette relation ancienne et forte ?

Les relations se sont élaborées il y a en effet fort longtemps, avec la chrétienté pour socle commun. Cela remonte aux croisades : le pays était déjà chrétien et les croisés ont pu compter le peuple arménien parmi leurs alliés dans cette région. À partir de là, les relations n’ont jamais cessé et les échanges culturels ont eu lieu avant même le génocide. Ainsi, mon grand-père et mon grand-oncle sont venus suivre leurs études en France bien avant 1915 ; la France était un grand pays, plus moderne et même plus fort que maintenant, où ils ont été très bien accueillis. Et cette relation se perpétue : aujourd’hui, à Marseille, il y a environ un habitant sur dix qui est arménien, ce qui est énorme, alors qu’on compte environ 600 000 Arméniens en France. Et ça compte, car ils sont très intégrés mais aussi très actifs pour l’Arménie.

Vous abordez la question arménienne par le biais de trois films : Le Voyage en Arménie (2006), l’Armée du crime (2010) et Une Histoire de fou (2015). Vous êtes vous-même d’origine arménienne par votre père. Quelle part de votre propre expérience y avez-vous incluse et pourquoi avoir attendu la maturité pour vous y consacrer ?

Le Voyage en Arménie

Il y a toujours des éléments objectifs et subjectifs dans ce genre de choix. Nous ne choisissons pas les films que nous faisons, ce sont eux qui nous choisissent. L’indépendance de l’Arménie en 1991 a bien sûr joué une part très importante dans ce choix. Quand elle faisait encore partie de l’URSS, il fallait passer par Moscou pour se rendre à Erevan. C’était moins ouvert qu’aujourd’hui, et pour cause. L’Arménie était comme une région de Russie, avec un statut hybride étrange. La première fois que je m’y suis rendu, c’était sept à huit ans après l’indépendance et j’ai été très ému quand j’y ai posé le pied. C’était une émotion presque sensuelle. Mon père avait un physique très arménien, on pourrait même dire que c’était l’archétype de l’Arménien ; et quand je m’y suis rendu, j’ai eu l’impression de le voir à chaque coin de rue ! Mon grand-oncle, avec qui j’étais très lié et qui a d’ailleurs mené une vie compliquée (il avait été abandonné dans le désert pendant le génocide), avait aussi ces traits physiques typiques. Dans mon imaginaire de petit garçon français qui étudiait le latin, le grec…, ils ressemblaient à des hommes de l’Antiquité.

C’est d’ailleurs une remarque qu’on fait régulièrement à Anna, le personnage incarné par Ariane Ascaride dans Le Voyage en Arménie, quand elle se rend là-bas et qu’on la prend pour une Arménienne. Ce qui est assez cocasse quand on sait qu’Ariane Ascaride est d’origine italienne.

Absolument et lors des débats auxquels on participait ensemble là-bas, on lui disait : « On voit que votre mari est à moitié arménien, mais vous, il n’y a pas de doutes, vous êtes une véritable Arménienne ! » Il faut dire que les Arméniens ont une particularité, c’est d’avoir le sourcil très arrondi, qui fait le tour de l’œil. On le voit souvent dans les enluminures et les miniatures très anciennes. Ariane a ce sourcil-là, ce qui est un hasard pour le coup…

Si l’on commence par Le Voyage en Arménie, le thème principal est le retour aux racines, la prise de conscience de son identité mais aussi la transmission (d’une culture, de valeurs…) et l’hérédité. Il y a comme une incompréhension entre les générations, celle des émigrés de la première génération (qui ont quitté le pays pour s’installer dans un autre et qui ont conservé leurs traditions) et celle de la deuxième génération, complètement intégrée au pays d’accueil et qui est détachée de ses racines (le personnage d’Anna dit d’ailleurs : « Je n’ai pas le sens de l’identité », elle ne comprend pas ce qui motive son père dans son retour au pays). On retrouvera ce thème dans Une Histoire de fou également. Comment avez-vous vécu, vous-même, cette double voire triple appartenance, puisque votre mère était allemande et que vous êtes pleinement français ?

C’est quelque chose que j’ai vécu aussi, bien sûr. Dans le cinéma d’auteur, comme on dit, la subjectivité et la mise en avant de soi apparaissent toujours de manière voilée. Et il est vrai que j’ai inclus dans mes films des éléments de mon propre parcours, des choses que j’ai pensées, vécues, ressenties… J’ai toujours considéré la condition humaine dans sa dimension universelle, un internationaliste comme on disait dans les années 70 ; cependant, aujourd’hui, je pense que cette vision est assez romantique et que l’universel ne doit pas faire oublier le particulier. Il doit justement y avoir un dialogue entre ces deux facettes. C’est dans ce sens-là que j’apprécie la mise en avant de l’identité, qui n’est d’ailleurs pas, pour moi, une question politique, mais une question littéraire, poétique, artistique, esthétique… L’identité est notre biographie, notre vie. Dans ma vie, j’ai évidemment subi des influences du côté de l’Allemagne, de l’Arménie et de la France, et en particulier de Marseille. Tout cela se mêle allégrement et s’enrichit, cela ne doit pas entrer en contradiction, bien au contraire ! Comme le dit Anna dans Le Voyage en Arménie : « Mes identités ne s’opposent pas, elles se juxtaposent. »

Le Voyage en Arménie

La société arménienne dépeinte dans le film est tiraillée entre d’un côté la tradition (on le voit avec la place omniprésente occupée par la religion et sa pratique ; on pense aussi à l’héritage soviétique, aux anciennes générations qui se revendiquent communistes) et de l’autre la modernité et ses faux-semblants (Sarkis, le personnage incarné par Simon Abkarian, représente le parvenu capitaliste sans scrupules qui veut faire du passé table rase, anticommuniste farouche et qui aurait aimé vivre aux États-Unis ; il expose des signes extérieurs de richesse comme la grosse voiture). Dans ce contexte, la mafia règne et fait son business sur la guerre et le trafic de médicaments. Vingt ans après ce film, qui montre un pays où tout était à reconstruire, diriez-vous que la situation a évolué en Arménie ? 

La situation s’est améliorée depuis, oui. L’Arménie a vécu ce qu’ont vécu tous les pays qui sont sortis du système soviétique, la Russie comprise, à la fin du communisme : la prise du pouvoir par la seule institution qui tenait encore debout, à savoir le KGB et les services secrets, qui se sont réparti les richesses, ont racheté les usines pour un dollar symbolique et qui, pour certains, ont fait fortune ensuite. Cette période n’est d’ailleurs pas vraiment terminée en Russie, nous sommes encore plongés dans un mélange de corruption et de voyoucratie. L’Arménie va quand même un peu mieux depuis la réalisation de ce film et les débuts de la nouvelle Arménie, surtout depuis que Nikol Pachinian est premier ministre [2018]. Il a entrepris des réformes économiques et sociales qui vont dans le bon sens, malgré la situation dans le Karabakh et la menace constante d’agression azérie qui pèse sur le pays.

Un autre thème important traité dans le film est celui de l’émigration et de la fuite de la jeunesse. Schaké, la jeune coiffeuse, ne rêve que d’une chose : quitter la misère et s’établir en France. Bien sûr, l’exil de la jeunesse d’un pays signifie sa mort prochaine. Cependant, elle finit par trouver l’amour et renonce à son projet. L’amour est donc porteur d’espoir. Vous aviez à cœur de transmettre ce message optimiste ?

Erevan et le mont Ararat

Absolument ! C’est presque ce qui a déterminé le film. Quand on s’est rendu en Arménie la première fois, les gens nous appréciaient beaucoup, nous ont accueillis à bras ouverts et l’on pourrait même dire qu’ils nous ont adoptés ; mais ils nous demandaient tous, dans le cadre des débats qu’on organisait un peu partout (dans les salles de cinéma, les écoles, les villages etc.), de tourner un film chez eux. Je leur rétorquais toujours que c’était à eux de faire ce film-là, pas à moi qui suis né en France, qui vis à Paris et travaille à Marseille. Je leur disais, notamment dans les écoles de cinéma, qu’il est facile de réaliser un film et qu’il suffit de prendre une caméra et de tourner ; si le film est bon, il sera reconnu. Je leur conseillais surtout de ne pas recycler de vieilleries (qu’il s’agisse du génocide, de l’Union soviétique ou d’une histoire arménienne ancienne) ; ils devaient raconter une histoire contemporaine, par exemple un amour entre deux jeunes gens de dix-huit ans dans les rues d’Erevan. Et quand j’ai eu moi-même l’occasion de tourner un film dans le pays, j’ai suivi mes propres conseils. Il est d’une importance capitale que les jeunes restent là-bas, sinon il n’y a plus d’avenir. Il ne faut pas être un grand démographe pour s’en rendre compte. Aujourd’hui, la tentation de l’Occident est toujours là. Je continue de leur expliquer que la vie en France n’est pas forcément géniale, que des étudiants à Paris ne mangent qu’une fois par jour et se rendent au Secours populaire ou aux Restos du cœur pour survivre. Il faut qu’ils prennent conscience qu’ils ont la chance de pouvoir bâtir quelque chose en partant de rien.

L’Arménie est un pays en souffrance, meurtri dans son identité (on le voit dans l’émouvant passage final où Manouk, le chauffeur de taxi, pleure devant le mont Ararat en espérant qu’il revienne un jour aux Arméniens : « Mon rêve, c’est cette montagne »). Meurtri durant des siècles, le pays est pourtant résilient ; le symbole de la voiture du chauffeur, qui tombe en morceaux petit à petit au cours du film mais qui roule toujours, est à ce titre parlant ; ou bien encore celui de la petite église qui a survécu à toutes les occupations. Là encore, on peut dire que la foi en l’avenir est ce qui caractérise aussi le peuple arménien ?

Oui, c’est vrai. Leur foi relève d’une chrétienté primitive. Dans les rituels religieux, les Arméniens s’adressent à Dieu directement, il n’y a pas d’intermédiaire, c’est la grande différence avec la liturgie de l’Église catholique romaine. Il leur arrive souvent de se rendre à l’église entre deux courses ou pendant une pause dans leur travail et de parler à Dieu quinze minutes. Ils ont le sens de la prière, la prière à soi, de manière presque abstraite. Moi-même je prie pour que la situation s’améliore, pour qu’on arrive par exemple à fournir des solutions au bouleversement climatique. Mais je ne m’adresse à personne en tant que tel, je prie tout court.

Peut-on voir ce film comme un voyage initiatique où Anna retrouve le contact avec ses racines (elle dira ainsi : « Je suis d’ici, je le sens. Je leur ressemble ») et reprend aussi goût à la vie : du personnage angoissé qu’elle était au début, elle devient plus radieuse et apaisée à la fin ?

Je crois qu’on gagne toujours à se découvrir et à se dire qu’on a oublié tel aspect dans notre vie qui pourrait pourtant compter un peu plus. Il y a une véritable joie de découvrir ce qu’on n’a pas été et ce qu’on aurait pu être, comme quelque chose qui relève de la douceur dans l’apprentissage de son identité. C’est dans ce sens-là que je dis que la quête, la découverte de l’identité est une aventure poétique et littéraire, un voyage initiatique, et cela peut être très beau.

Après cette histoire intime et personnelle, vous abordez des sujets plus politiques et historiques avec les deux films suivants : l’Armée du crime (sur le parcours des résistants menés par Missak Manouchian) et Une Histoire de fou (sur les conséquences du génocide arménien et comment elles se sont matérialisées, d’abord dans l’assassinat ciblé » avec l’opération Némésis dans les années 20, puis les attentats terroristes commis dans les années 70-80 par l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie et les Commandos des justiciers du génocide arménien). Ces films ont le mérite de mettre en lumière des épisodes rarement traités au cinéma. Quelles étaient vos motivations pour aborder ces sujets en particulier ? Le devoir de mémoire ?

L’Armée du crime

Tout à fait. Manouchian était pour moi un héros, dans ma jeunesse, une figure identificatoire. J’avais douze à treize ans quand je pensais à Manouchian et aux résistants arméniens de la MOI (Main-d’œuvre immigrée), que les Allemands avaient appelé « l’Armée du crime ». Mes héros, c’étaient ces jeunes révolutionnaires, pas les joueurs de foot. Ils sont morts jeunes, ils n’ont pas eu le temps de se compromettre et avaient une foi en l’humanité qu’ils plaçaient au-dessus de tout. Des « fous d’humanité », comme je les qualifiais à la sortie du film. L’Histoire s’oublie, sauf si l’on remet, de temps à autre, un coup de projecteur sur tel épisode qui nous semble exemplaire et passionnant pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Je trouvais cette histoire un peu négligée, même si elle avait été remise en lumière par Aragon, Léo Ferré et par un premier film de Franck Cassenti, que je connaissais bien, l’Affiche rouge (en 1976). Il me semblait opportun de reparler de cela ; c’est comme, pour faire une comparaison, si l’on passe du DVD au numérique. Il fallait remettre l’histoire à neuf et réaliser le film le plus populaire possible, avec de l’action et de l’amour (en l’occurrence entre Missak et Mélinée).
Une Histoire de fou, c’est différent. Depuis plusieurs années, je songeais à faire quelque chose pour le centenaire, non du génocide mais de la non-reconnaissance du génocide par la Turquie. Ce film comporte plusieurs séquences, puisqu’il commence en 1920 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, en passant par les années 80. Je voulais raconter comment la mémoire arménienne s’était construite et quel était son rapport à l’Histoire : enterrée par la première génération, remise en avant par la deuxième et ravivée à l’excès par la troisième qui voulait venger ses pères et grands-pères. Je me suis penché aussi sur le lien entre ce courant et l’internationalisme révolutionnaire (les Palestiniens, les Brigades rouges, tous les mouvements contestataires des années 80), en posant le doigt sur la violence, légitime ou non.

Justement, il y a des points communs entre vos héros dans les deux films, même s’il s’agit d’époques différentes (ils sont résistants, pour le réseau Manouchian, et se considèrent comme tels pour l’Armée de libération, ils sont communistes, orphelins du génocide, etc.) et sont confrontés à une question presque insoluble : le recours à la violence en politique, légitime ou non. Faut-il tuer pour des idées ? Mais le cheminement de pensée est inverse : Manouchian est réticent d’emblée à l’idée de tuer mais finit par s’y résoudre, Aram tue mais finit par refuser de s’en prendre à des innocents, même s’il ne regrette pas son geste. Ces portraits très nuancés que vous dressez montrent qu’il est justement très difficile de répondre à cette question.

En effet, c’est une question extrêmement difficile. Cela dépend des circonstances et du contexte. Bien sûr, on pourrait dire de manière abstraite que la violence ne se justifie que lorsqu’elle relève de la légitime défense et quand elle est proportionnée à l’agression. La violence utilisée par les résistants est tout à fait légitime ; l’Europe était quand même sous la botte de l’idéologie nazie, cela allait au-delà d’une occupation d’un pays étranger, il s’agissait d’une idéologie mortifère, génocidaire et totalitaire. Tuer un nazi sur le quai du métro me semble juste. Malgré tout, il y avait des résistants qui n’arrivaient pas à appuyer sur la gâchette, je pense que c’était très difficile de sauter le pas. Puis il y a la question de ce type d’action terroriste qui, même si elle peut se justifier, ne règle pas le problème des victimes innocentes qu’elle peut occasionner, ce qui pose un problème moral absolu. C’est ce dont se rend compte Aram, dans Une Histoire de fou, qui hurle à la fin : « Je ne tuerai que des responsables turcs à bout portant », car il ne veut pas que la balle ricoche et tue quelqu’un d’autre. Dans certaines tendances de la lutte armée, la fin justifie les moyens. Et moi, je dis qu’elle ne les justifie pas.

Aram dans Une Histoire de fou

Les attentats terroristes que vous décrivez dans Une Histoire de fou sont une partie sombre de l’histoire du pays. On y retrouve le rapport différencié à l’histoire du pays selon les générations, que vous indiquiez : ceux qui ont vécu le génocide, élément fondateur de l’identité arménienne, vivent toujours dans la peur et le passé ; la deuxième génération s’en détache complètement, la troisième désire venger ses ancêtres et vit dans le ressentiment et le sentiment de vengeance, ils sont devenus fous, comme le craignaient les pionniers de l’opération Némésis (« Le génocide a fait de nous des fous, nous sommes nés d’une montagne de cadavres », « Partout où il y a un arménien, il doit y avoir un attentat »). Quel rapport entretiennent maintenant les Arméniens à la mémoire du génocide et de ses conséquences ? Vous dédiez votre film aux camarades turcs dans une volonté de réconciliation, est-ce partagé au sein de la société ?

C’est une blague récurrente que de dire qu’on se méfie des Turcs. Je me méfie des fascistes turcs, pas de mes camarades. Tous mes amis turcs reconnaissent le génocide et l’identité kurde, ce sont des gens de gauche ou d’extrême gauche qui désirent que la Turquie assume enfin un jour le fait qu’il existe en son sein des minorités historiques qui sont là depuis longtemps et qui doivent exister. Le jour où la Turquie reconnaîtra le génocide arménien sera un très beau jour pour les Arméniens mais il sera encore plus beau pour les Turcs. Cela signifiera qu’elle aura fait un grand pas dans le rapport qu’elle entretient à la démocratie. C’est pour cela que je dédie le film aux camarades turcs et que j’ajoute « à l’honneur de nos combats communs ». C’est mon internationalisme qui revient en force ici.

Ce film est très actuel et fait penser aux conflits actuels : les Arméniens accusent les Turcs de vouloir les effacer (comme les Russes tentent de le faire avec les Ukrainiens) ; un des personnages dit : « Nous, les Arméniens, serons les nouveaux Palestiniens ». L’Histoire se répète inlassablement. Voyez-vous des points communs ?  

L’Histoire se répète. Elle est faite de résistances et de conquêtes. On sait que le pouvoir peut être une drogue très puissante, sans doute la plus puissante du monde. C’est une addiction qui rend fou. Dans ce cas, le réflexe identitaire est instrumentalisé de manière régressive et faussement historique. J’évoquais la proportionnalité de la riposte ; bien sûr qu’il y a eu les attentats horribles du Hamas le 7 octobre 2023, que la cause ne justifie pas. Je condamne fermement le Hamas en tant que parti et sa stratégie, ainsi que tous les attentats terroristes qu’il a commis. Mais je condamne avec la même virulence la volonté d’Israël, du moins de son gouvernement, de faire table rase. Parce qu’un dirigeant du Hamas se trouve dans un immeuble, faut-il le raser entièrement ? S’il est juste d’éliminer cet individu, faut-il aussi, dans le même temps, en éliminer cent autres qui n’y sont pour rien ? C’est la question que pose le film. À cette question je réponds non.

Dans le cadre du festival, vous rendrez un hommage à Charles Aznavour[2], une icône de la chanson et de la culture françaises. Que représente-t-il pour vous et pour la diaspora arménienne en général ?

Charles Aznavour

Aznavour est l’Arménien le plus connu du monde. Quand je me suis rendu en Italie pour l’un de mes derniers films, Gloria Mundi, la première phrase que m’a adressé la responsable de la distribution a été : « J’adore Aznavour ! » C’est le Frank Sinatra arménien. Son travail a plu et plaît toujours à toutes les générations, même les gens très jeunes qui apprécient certaines chansons. Il est emblématique du pays, un monument qu’on met souvent en avant et c’est toujours flatteur.

Et immédiatement derrière, il y a Robert Guédiguian !

Pour l’anecdote, la dernière fois où je me suis rendu en Arménie (j’y vais à peu près deux ou trois fois par an), j’ai donné une conférence sur mes films dans une université. Tous les étudiants me parlaient d’Une Histoire de fou qu’ils connaissaient par cœur, comme s’ils l’avaient vu une dizaine de fois. Cela m’a quand même beaucoup surpris… Des amis arméniens m’ont alors avoué que le film est diffusé tous les 24 avril, qui est la journée de commémoration du génocide, par la plus grande chaîne publique arménienne (équivalente à TF1 chez nous). Cela m’a fait très plaisir. Je ne suis pas aussi connu qu’Aznavour mais ça compte un peu.

[1] Festival qui aura lieu à Paris du 20 au 30 novembre : https://weekendalest.com/

[2] Robert Guédiguian sera présent à la Soirée d’hommage à Charles Aznavour le 24 novembre au théâtre de l’alliance française.

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