On ne voit que lui. Dans les couloirs du métro, sur les affiches des kiosques ou les couvertures des revues, Georges de la Tour (1593-1652) est partout. Son Nouveau-né (1645) ou sa Madeleine pénitente (1640-1645), de brandons en veilleuses, éclipsent la rentrée culturelle. En organisant la rétrospective d’un peintre dont on ignore tout ou presque, Jacquemart-André a su attirer tous les regards. Il y a un siècle pourtant, Georges de La Tour était un inconnu, plongé dans l’oubli. Lorsqu’il fut redécouvert, vers 1915, le parangon du peintre français était Jacques-Louis David. Dans ses Écrits sur l’art, Delacroix affirme que « ce qu’on appelait le style, c’était le sien par excellence[1] ». David, « père de l’École française », disait-on, « régénérateur de la peinture » ; David dont le petit-fils, après des décennies de recherche, avait fini par établir le catalogue quasi complet des œuvres[2] ; David qui, malgré le souffle du romantisme, régnait sans partage sur l’art européen depuis la fin du XVIIIe siècle. David dont Stendhal regrettait « le gouvernement tyrannique » ; David qui n’avait souffert aucun rival, aujourd’hui mis en concurrence avec Georges de La Tour. Car tandis qu’à Jacquemart-André, selon la splendide formule d’Éric Biétry-Rivierre, « le plus humble feu est promu […] phare éternel[3] », le Louvre réplique en commémorant son ancien pensionnaire. Du 15 octobre au 26 janvier, l’exposition Jacques-Louis David « s’attaque dans toute sa complexité à la statue du commandeur de la peinture française » selon Sophie Flouquet[4]. Réunissant une centaine d’œuvres, de la peinture au dessin, les commissaires Sébastien Allard et Côme Fabre mettent en scène et en lumière « la force d’invention et la puissance expressive » du maître. Le bicentenaire de sa mort en exil, à Bruxelles, est aussi l’occasion pour les spécialistes de redessiner le parcours hors norme d’un artiste hors norme. Historien, historien de l’art, rédacteur en chef de la Revue du Souvenir napoléonien, directeur des Sites patrimoniaux de la ville de Rueil-Malmaison, ancien attaché de conservation au Musée Napoléon de Brienne-le-Château puis au Musée Bertrand de Châteauroux, David Chanteranne publie chez Passés Composés David, l’empereur des peintres. C’est à cette occasion qu’il évoque cette figure géniale et révoltée, tour à tour peintre du roi, de la Convention et de l’Empire.

À Rebours : On vous connaît en tant que spécialiste de l’Empire. Vous avez publié Le Sacre de Napoléon (2004) chez Tallandier, Napoléon et les peintres (2009) au Seuil, Napoléon, empereur de l’île d’Aix (2021) aux éditions du Trésor, ou encore Les Douze Morts de Napoléon (2021) chez Passés Composés. Spécialiste de Napoléon, on pressent que c’est par lui que vous en êtes venu à David. Vous commencez d’ailleurs votre ouvrage par la rencontre du peintre et de Bonaparte en Italie, au cours de l’année 1797. Comment un napoléonien est-il amené à écrire une biographie de David ?
David Chanteranne : L’histoire de ce livre est assez étonnante. Au départ, mon éditeur chez Passés Composés désirait une suite à Chroniques des territoires[5], mon dernier ouvrage sorti en 2023. Pour ma part, je pensais plutôt poursuivre le travail que j’avais entrepris en 2004, en participant à l’organisation de l’exposition « Le Sacre de Napoléon peint par David »[6] au Louvre. Forcément, la confrontation à l’image napoléonienne passe par les interprétations picturales qu’en ont donnée David et ses élèves. D’abord, par les portraits du général devenu empereur, puis rapidement par les grandes compositions dont le peintre reçoit commande par l’administration. En cela, l’artiste n’est pas qu’un simple exécutant de la volonté exprimée par le chef de l’État. Il anticipe et semble presque traduire la pensée de celui qui se veut à la fois simple dans ses goûts mais volontaire dans sa capacité à marquer l’histoire. Les pinceaux doivent servir de prolongement à l’action incessante de Napoléon, qu’il soit dans ses palais ou en route vers ses exploits.
Dans L’atelier de David[7], Thomas Crow rappelle que les idées de Johann Joachim Winckelmann, chantre du néoclassicisme, n’étaient pas si prégnantes en France. David allègue même auprès de son maître Joseph-Marie Vien que son séjour à Rome ne le fera pas devenir anticomane, qu’il s’y rend uniquement pour la gloire de l’École française. D’ailleurs, quand ses amis le préviennent contre les prestiges de la Ville éternelle, le peintre répond : « L’Antique ne me séduira pas ; il manque d’entrain et ne remue pas ». David épouse pourtant les formes de l’Antiquité en quelques semaines, au point que, deux cents ans après sa mort, on considère que sa « régénération de l’École française » le fut à partir du modèle grec. Comment s’opère cette volte-face ?
En réalité, l’arrivée du jeune David à Rome ne s’est pas faite simplement. Il a dû participer à plusieurs concours successifs avant de pouvoir y être accepté et le souvenir de ses échecs, d’une certaine manière, a joué dans sa perception de l’art italien. Il faut se rappeler qu’il a été un temps placé sous la coupe de François Boucher, lequel était le cousin de sa mère, mais que le style rocaille du vieux maître ne convenait guère à son caractère trop exalté et à son intérêt croissant pour l’anatomie. C’est Boucher lui-même qui fit en sorte que David intègre l’atelier de Vien. Ne souhaitant pas se laisser gagner par des émotions esthétiques contraires à l’enseignement reçu par son nouveau maître, David connaît en Italie un véritable choc. Il demeure pour de longs mois en extase face aux œuvres découvertes à Rome mais aussi à Venise, Parme, Florence et Naples. Son retour en France ne lui fera jamais renier cette expérience majeure, et ses toiles de jeunesse tout comme plusieurs de ses œuvres de maturité en conservent la marque indélébile, à commencer par une palette de couleurs beaucoup plus intense, rappel de Titien et de l’école Vénitienne.
David Lee affirme que la tableau Le Serment des Horaces (1785) est une création originale de David[8]. Vous, de votre côté, rappelez que le thème, déjà peint par Beaufort, Lagrenée ou Hamilton à Rome dès 1767, s’inspire de l’Histoire romaine de Charles Rollin. Quoi qu’il en soit, Quatremère de Quincy, après avoir contemplé le tableau, écrit qu’il y aura un avant et un après Le Serment des Horaces. Que veut-il dire ?

Tout simplement que la puissance qui se dégage de cette toile est sans équivalent. Bien que le thème soit dans l’air du temps et que d’autres artistes aient déjà interprété l’épisode, la manière dont David l’exprime reste unique. La triple répartition des groupes (les fils à gauche, le père au centre, les femmes à droite) répondant au rythme ternaire de l’arcature en arrière-plan, l’économie de moyens employée et surtout le caractère dépouillé de la scène confèrent à l’ensemble une force que les spectateurs eux-mêmes comprennent immédiatement. Lorsque le tableau est exposé au Salon de peinture, toute une génération d’élèves se prend de passion pour le travail de David, la critique restant presque sans mot face à une telle expression picturale. David a évidemment tout fait pour que la présentation de l’œuvre soit un événement. Il a installé face à elle un miroir permettant au public de se sentir immergé dans sa composition. Le procédé du miroir avait déjà été utilisé, mais il n’avait jamais pris une telle dimension. Par la suite, David l’utilisa presque pour chacune de ses grandes compositions, pour les Sabines en 1799 comme pour son ultime toile en 1824, le monumental Mars désarmé par Vénus. Il a toujours nourri la volonté de faire de son art un spectacle et de permettre au spectateur lui-même, d’une certaine manière, d’évoluer dans la scène. Cela fut la plupart du temps réussi. N’oublions pas la remarque de Napoléon découvrant la toile du Sacre : « Quel relief, quelle vérité ! Ce n’est pas de la peinture ; on marche dans ce tableau. »
Dès sa jeunesse, David brille par son audace. On le voit par exemple au moment de la création du Serment des Horaces, lorsqu’il explique au comte d’Angivillier qu’il a pris la liberté d’outrepasser les dimensions qui lui avaient été imposées. Avez-vous d’autres exemples de cette impudence qui le caractérisa toute sa vie ?
David accepte mal toute forme d’autorité. Lorsqu’il répond à une commande, il lui arrive en effet d’outrepasser ses droits et de traduire autrement les exigences imposées. À certains commanditaires qui souhaitent un portrait ou une représentation d’un événement contemporain, il peut lui arriver d’idéaliser les traits à outrance afin de rendre au modèle un caractère bien éloigné de la réalité, comme c’est le cas avec Le Portrait de Juliette Récamier (1800). L’intéressée ne se retrouva pas dans cette figure de matrone romaine au fond dépouillé, garni d’une touche appuyée digne d’un impressionnisme avant l’heure. Madame Récamier délaissa David et préféra interroger son propre élève, François Gérard. La toile de David resta finalement dans son atelier et n’en sortit pas. Autre exemple : dans le cas des grandes commémorations des cérémonies de décembre 1804, dans la Distribution des aigles (originalement intitulé Serment de l’armée fait à l’Empereur après la distribution des aigles, 5 décembre 1804), le peintre souhaite aussi imposer une allégorie volant au-dessus du groupe des soldats. Napoléon s’y opposant, il ne change pas l’attitude de certains personnages, ce qui déroute le public et rend incompréhensible la position ou le regard de certains dignitaires. Le divorce de l’empereur l’obligeant également à supprimer Joséphine du tableau, il ne prend même pas la peine de réorganiser les figures qui le compose et se contente d’allonger démesurément la cuisse d’Eugène de Beauharnais, au mépris de toutes les règles d’anatomie.
Cette fougue, cette impertinence, cette arrogance le font bientôt partir en guerre contre les Académies, notamment celle de Peinture et de Sculpture dont il était pourtant devenu membre à force d’obstination. Le 4 mai 1793, il signe cette phrase devenue célèbre : « Je fus autrefois de l’Académie. David. Député à la Convention nationale. » D’où lui vient cette rancune contre les institutions ?

Cela provient non seulement des échecs essuyés lors du concours au Prix de Rome, mais surtout de ses relations complexes avec les responsables politiques de tout bord, de l’Ancien Régime à l’Empire. Seule la période révolutionnaire reste une parenthèse : David y conserve pleinement son libre-arbitre et dirige lui-même les grandes festivités républicaines. Quant à la Restauration, craignant de nouveau d’essuyer les critiques et de devoir se plier à des demandes incompréhensibles, il choisit de rester en exil à Bruxelles. Les suppliques de Antoine-Jean Gros, son ancien élève propulsé membre de l’Institut, professeur aux Beaux-Arts puis baron par la nouvelle monarchie, n’y changeront rien.
David ne se dressa pas seulement contre les institutions, mais également contre la monarchie. Il se fait pourtant gloire, avant 1789, de travailler pour — selon son expression — « les grands cordons bleus ». Et même la Révolution commencée, il continue d’œuvrer pour la royauté. Lina Propeck rappelle comment, en 1792, il accepte la commande d’un portrait du roi[9]. À côté de tout cela, il n’hésite pas à déclarer, à propos de Marie-Antoinette, « c’est un grand malheur que cette charogne n’ait pas été étranglée ou taillée en morceaux par les émeutières, car tant qu’elle sera vivante, il n’y aura pas de paix dans ce royaume. » David participa même à son interrogatoire, arrachant au Dauphin les aveux fallacieux qui conduisirent sa mère à la mort. On se demande alors quels sont les rapports de David avec la monarchie.
Ces rapports sont complexes. Il peut ainsi lui arriver de réaliser une toile en faveur du comte d’Artois, frère de Louis XVI. En effet, Les Amours de Pâris et d’Hélène, a été achevé en 1788 pour orner le château de Bagatelle, la « folie » où le futur Charles X aime à recevoir ses maîtresses. David a également réalisé directement pour le roi. En témoigne Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils, acheté 6 000 livres par le monarque afin d’être au salon de 1789. A côté de cela, David refuse de voir ses œuvres accrochées au Salon de 1787 comme un vulgaire artiste de seconde zone, notamment pour ne pas donner satisfaction aux administrateurs de voir mis en valeur Marie-Antoinette, reine de France, et ses enfants de Vigée Le Brun. Ses relations avec ses confrères demeurent complexes et contradictoires : il peut tout à la fois se montrer bon camarade, soutenir ses disciples, voire changer sa manière de peintre si l’évolution lui semble pertinente, tout en étant hermétique à certains choix qui n’entrent pas en adéquation avec ses convictions. Et la radicalité dont il fait preuve entre 1789 et 1794 déroutent tous ses proches, à commencer par sa femme qui le quitte et qui n’accepta de l’épouser de nouveau qu’une fois la violence révolutionnaire retombée. L’arrivée de Bonaparte aux affaires puis la monarchisation du régime après la proclamation du pouvoir personnel de l’ancien général s’accommodent étrangement avec certaines prises de position antérieures de l’artiste.
Vous évoquez Élisabeth Vigée Le Brun. Avec Adélaïde Labille-Guiard, il s’agit alors de l’artiste femme la plus reconnue à l’époque de David. Alors que ce dernier embrasse la Révolution, Vigée-Le Brun la fuit. Au moment de passer la frontière italienne, elle ne doit son salut qu’à l’attendrissement que sa fille en pleurs provoque chez les soldats. Bien avant cela, David et Vigée Le Brun s’étaient déjà croisés — tous deux étaient membres de l’Académie. David avait même amicalement conseillé Vigée Le Brun pour sa toile Marie-Antoinette et ses enfants (1787), lui suggérant de s’inspirer de la mère des Gracques, Cornélie. Comment qualifier la relation entre ces deux figures du monde artistique ?

Il s’agit d’une marque de respect mutuel. Bien que leurs sujets de prédilection soient éloignés de prime abord, leurs portraits gagnent en humanité, ce qu’une part non négligeable d’artistes qui leur sont contemporains n’ont pas cherché à entretenir. Songeons à Robert Lefèvre dont les portraits sont davantage empruntés, manquent de vie et, au contraire de la proximité des figures peintes par David, sont représentés avec une certaine distance. Même si leurs routes se croisent sans vraiment se retrouver par la suite, David signe une pétition pour demander le retour d’Élisabeth Vigée Le Brun qui a émigré avec une grande partie de la noblesse restée fidèle aux Bourbons. Au-delà de ses prises de position politiques, l’auteur des toiles révolutionnaires comme Le Serment du Jeu de Paume ou Marat reste un représentant de son art avant tout. Il n’en dérogea jamais et cela fait de lui un personnage attachant.
Nous avons récemment interrogé Timothy Tackett à propos de son ouvrage Jours de gloire et de tristesse[10]. Il y analyse le journal d’Adrien Colson, un bourgeois parisien qui, au fur et mesure que la Révolution avance, glisse du conservatisme au jacobinisme. Pourrait-on comparer sa trajectoire à celle de David dont les sentiments politiques évoluent vers un radicalisme ardent ?
Le parallèle est tout à fait possible. Dans la radicalisation des esprits qui dérive à partir de la prise de pouvoir des Jacobins, plusieurs autres intellectuels ou artistes s’enflamment au contact des dirigeants entourant Robespierre. Jean-Baptiste Wicar, Étienne-Nicolas Méhul, François Topino-Lebrun soutiennent par leurs œuvres le gouvernement de la Terreur. La personnalité même de l’Incorruptible n’est pas étrangère à certains discours que prononce David à la tribune, lequel outrepasse son domaine de compétence pour se faire politicien et adopter des mesures bien éloignées de sa spécialité. Il s’engage en particularité pour l’éducation, cherchant à s’appuyer sur son expérience pour généraliser son avis à d’autres branches d’activité. Mais cela déroute une grande partie de ses amis ou de ses anciens protecteurs, David allant jusqu’à condamner leur attitude antipatriotique au nom de la pureté des sentiments et de la vertu républicaine.
Le 17 septembre 1792, hésitant encore quant au parti à prendre, David est élu député à la Convention. Dans votre biographie, vous écrivez que c’est la trop grande mansuétude des Girondins qui l’a poussé vers les Jacobins. Bien avant cela pourtant, David avait déjà des accointances très marquées avec le club de la rue Saint-Honoré.
David n’hésite pas longtemps à franchir le pas. La modération de certains l’exaspère, d’autant qu’il s’imagine porteur d’un message pour les futures générations à travers ses tableaux mais aussi ses votes à l’assemblée. Sans cette radicalité, il imagine que la défense du territoire national est impossible et que les adversaires européens qui s’opposent à l’esprit qui souffle alors en France ne le font que pour leur propre intérêt. Aussi, les trahisons intérieures doivent-elles, à ses yeux, subir le même sort que les combattants prenant les armes contre les volontaires de Valmy et des batailles suivantes… L’indépendance du pays passe par une forme de sacrifice collectif. Son engagement, cependant, ne se fait pas sans obstacles. À sa tumeur à la joue qui rend son élocution difficile s’ajoute un zézaiement dont il n’arrive pas à se défaire. Cela ne l’empêche pas d’acquérir une certaine confiance en lui et de devenir l’un des membres les plus importants du club des Jacobins. Il entre au Comité d’instruction publique puis au Comité de Sûreté Générale. Le 17 septembre 1792, il est élu député de la Convention nationale — Convention dont il devint en 1794 le président et à la tribune de laquelle il prononça certains des discours les plus éloquents.
Chez David, l’œuvre du peintre éclipse celle du « scénographe », grand ordonnateur des cérémonies révolutionnaires. Il organise nombre de pompes funèbres, à commencer par celles de Marat, mais également la fameuse Fête de l’Être suprême du 20 prairial an II (8 juin 1794). Il y tient un rôle de premier plan, jouant les sémaphores, agitant son chapeau pour déplacer les masses des responsables républicains. Malgré les discours propagandistes, la Fête de l’Être suprême se révèle un fiasco. David a-t-il vu trop grand ? Peut-on le tenir responsable de cet échec qui — certains l’ont avancé — eut sa part dans la chute de Robespierre le mois suivant (26 juillet 1794) ?

Il ne faut pas oublier que les organisations de fêtes répondent à un programme spécifique, de plus en plus radical à mesure que l’évolution politique s’affirme. Le choix que propose David, notamment de certaines figures mythologiques comme Hercule pour représenter le peuple français, sont en adéquation avec les références du Comité de salut public. La question essentielle est cependant la suivante : le peintre doit-il être vu comme l’interprète ou comme l’instigateur de ces cérémonies ? A-t-il été le simple représentant ou, au contraire, a-t-il imposé lui-même les textes qui ont servi de base à ces parades ? La question n’est pas résolue. Ses accusateurs eux-mêmes en 1794 n’ont pas su déterminer sa part de responsabilité… Quoi qu’il en soit, il est indéniable que ses mises en scènes extravagantes semblaient risibles à nombre de ses contemporains. Certains épisodes, assistés par des chorales d’enfants, nous paraissent presque réactionnaires. Il s’agissait là de projets politiques à l’image de David : déconnectés de la réalité. On ne peut nier que l’artiste a participé à l’échec que fut la Fête de l’Être Suprême. Il n’est pas pour rien dans sa pompe un peu ridicule et ses ratés, ainsi la figure de l’Athéisme et de l’Égoïsme que Robespierre devait enflammer afin de dévoiler une éclatante statue de la Sagesse mais qui, le moment venu, parut brûlée et noire de suie, soulevant l’hilarité chez les Parisiens.
Après Thermidor, David se défend d’avoir été un enragé sanguinaire. Dans Beaux-Arts Magazine, Sophie Flouquet rappelle ce mot qu’il a eu pour sa défense : « Je ne suis qu’un peintre…[11] » Venu à l’Assemblée, le peintre, monté à la tribune, dégoulinant de sueur, clame : « On ne peut concevoir jusqu’à quel point ce malheureux [Robespierre] m’a trompé ! » C’est une technique éprouvée que de mettre ses cruautés sur le dos de l’Incorruptible. Elle est utilisée par beaucoup. Mais la question demeure : David a-t-il réellement cru dans la Terreur et son mythe régénérateur ?
David était bel et bien un intime de Robespierre. Malgré la distance que l’Incorruptible mettait toujours sans ses échanges, on pouvait très bien apercevoir David dans son logement, chez le menuisier Duplay. Bonaparte lui-même était proche du clan Robespierre, notamment d’Augustin, frère de Maximilien, surnommé Bonbon. Jusqu’à Sainte-Hélène, Napoléon considère l’Incorruptible comme le plus fin analyste des causes de la dégénérescence politique ayant frappé la France sous le règne de Louis XVI. Comme Napoléon, David assume donc constamment son passé. En 1794, lorsqu’il est personnellement mis en cause, afin de sauver sa tête, le peintre ne s’autorise pas à aller au-delà de ce qui lui est permis de dire mais à chaque fois qu’il reconnaît une erreur de jugement, il s’empresse de rappeler qu’aucune autre solution n’aurait été possible ! En d’autres termes : les causes étaient telles qu’il fallait répondre avec sévérité et intransigeance pour affermir la cause républicaine. Cette défense habile n’est pas la seule raison de sa survie. Il la doit également à son absence au moment de l’élimination des robespierristes. En effet, David a la bonne idée de se faire porter pâle. Il dut également jouer de son infirmité pour inspirer une certaine forme de pitié à ses juges. La dernière raison qui fit qu’il ne suivit pas Robespierre à l’échafaud est son talent. À l’instar de nombreux généraux qui échappèrent à la purge, il n’est pas à douter que les nouveaux maîtres de la Révolution virent en David un outil dont ils auraient bientôt à se servir.
En octobre 1795, le tout jeune Étienne-Jean Delécluze intègre l’atelier de David. Les Souvenirs de soixante années qu’il fait publier à sa mort auront une part décisive dans l’image du peintre telle que nous nous la connaissons aujourd’hui. Comment Delécluze finit-il par se faire le mémorialiste de David ?

Par sa proximité avec David mais aussi grâce à sa longévité, non seulement dans l’exercice de la peinture mais aussi au service de la famille de son maître, Delécluze connaît mieux que tous les autres disciples les moindres changements ou les choix opérés à travers les époques. Sans avoir directement connu les périodes ayant précédé son arrivée dans l’atelier, il a d’abord collecté de nombreux témoignages, à commencer par ceux du principal intéressé qui s’est abondamment confié. Après Thermidor, David est incarcéré au Palais Luxembourg puis au collège des Quatre-Nations, là où il avait étudié, jeune élève, dans la même classe de dessin que Hubert Robert. Lors de ces difficultés, puis au cours des grandes étapes de la carrière et jusqu’à l’époque des Cent-Jours, Delécluze a partagé l’intimité de celui qu’il considère comme l’unique chantre du néoclassicisme. Jamais il ne se sont quittés. Et une fois l’exilé installé à Bruxelles, Delécluze est resté parmi ses principaux défenseurs, aux côtés de Gros. Il est ainsi le gardien du temple davidien.
Une fameuse discussion rapportée par Delécluze — que vous citez d’ailleurs intégralement dans votre ouvrage —, laisse à penser que Bonaparte ne désirait pas poser, jugeant que l’image des grands hommes ne doit laisser transparaître que « leur caractère et leur génie ». Du reste, dans leur catalogue sur les portraits napoléoniens, Gérard Hubert et Guy-Ledoux-Lebard affirment que « Napoléon ne facilita pas la tâche [des artistes] en se dérobant à de réelles séances de pose, en préférant la manifestation figurée de son “génie” à de simples et honnêtes portraits.[12] » Impossible de ne pas songer à l’image de Bonaparte qui se répand en Europe pendant l’Empire — une image idéalisée, parfois jusqu’à l’outrance. On pense évidemment au fameux Napoléon en Mars désarmé et pacificateur (1806) sculpté par Canova et rejeté par l’empereur. Bonaparte serait-il lui-même à l’origine du canon napoléonien ?
Il l’est à plusieurs titres. En admirant les héros de l’Antiquité, Napoléon s’inscrit dans une fascination qui a gagné toute une génération. Il n’accepte pas de s’abaisser à une vulgaire représentation de sa personne, tout comme d’ailleurs il ne veut pas que ses proches soient eux-mêmes peints ou sculptés avec réalisme. C’est notamment le cas de la mère et de la sœur de l’empereur, qui trouvent en Canova l’interprète idéal de ce vœu. Mais David n’est pas en reste. Dans le tableau du Sacre, l’artiste reçoit la consigne de rajeunir Madame mère (qui n’était pas présente à Notre-Dame) ainsi que l’impératrice, sous les traits de laquelle il dépeint alors sa propre fille. Dans l’esprit de Napoléon, pour marquer l’histoire, il convient de retrouver la puissance des têtes, des bustes et des corps transmis par les canons de beauté de l’Antiquité. À ce titre, la peinture ne doit pas faire exception. Le seul contre-exemple est le visage fixé en une seule séance de pose par David mais il est révélateur : comme le peintre considère le jeune vainqueur de la campagne d’Italie comme son « héros », ce visage ne sera pas achevé et les autres toiles devront traduire l’idéalisation dont il reste le représentant : Napoléon doit incarner la puissance en toutes circonstances.
Plus tard, Napoléon déclare : « Ce que je recherche avant tout, c’est la grandeur : ce qui est grand est beau ». Il confie d’ailleurs à David le soin de fixer la grandeur de l’Empire selon une tétralogie qui, finalement, ne verra jamais le jour. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Lors des grandes cérémonies inaugurales du régime impérial, quatre instants ont été choisis pour être fixés en peinture. D’abord le couronnement puis l’intronisation qui se sont déroulés le 2 décembre 1804, à Notre-Dame ; puis, trois jours plus tard, la grande fête militaire qui se tient devant l’École militaire ; et enfin le 16, la réception à l’Hôtel de Ville de Paris au milieu des feux d’artifice. Le seul dessin subsistant de cette réception montre combien Napoléon réactive les traditions monarchiques. Dans l’Ancien Régime, en effet, la coutume voulait que les souverains, après leur sacre, soient reçus à l’Hôtel de Ville. Chacune de ces quatre étapes est porteuse d’une valeur symbolique, respectivement la religion, la politique, l’armée et le peuple. David, qui est nommé Premier peintre de l’Empereur dès le 18 décembre, reçoit commande de quatre toiles magistrales, d’une dimension identique et devant être traitées en symétrie, sans doute présentées toutes les quatre dans la même salle. Ce n’est qu’une supposition, mais on peut imaginer que ces vastes compositions prenaient place dans le Palais du Luxembourg. À cette époque, le Luxembourg était le musée des artistes vivants. Il accueillait encore le Cycle de Marie de Médicis, un programme commandé en 1621 par la veuve d’Henri IV à Pierre Paul Rubens et comparable à la tétralogie commandée par Napoléon à David. Cet ensemble, toutefois, ne vit jamais le jour. Les circonstances en décidèrent autrement : quelques mois après l’achèvement du tableau du Sacre, le divorce du couple impérial imposa d’arrêter la série : la seconde toile, celle finalement de la Distribution des aigles, ne comportait déjà plus la présence dérangeante de l’impératrice et rendait ainsi inutiles les deux dernières compositions.
Sur le « pavillon Denon » du palais du Louvre aurait pu être gravé en lettres d’or « pavillon David ». Cependant le peintre, refroidi par l’expérience révolutionnaire et son passage en prison, refuse l’honneur que le Premier Consul lui offre de devenir le premier directeur du musée. Vous évoquez bien cette rivalité entre David et Denon dont on ne parle pas assez.

Vivant Denon fait la connaissance de David à Naples, lors de l’été 1779. À cette occasion, il dessine un portait du peintre. Pour autant, la confrontation qui s’installa entre les deux hommes explique bien des difficultés rencontrées par David face à Dominique-Vivant Denon. Entre l’écrivain libertin qui a été inquiété sous la Terreur et n’a dû son salut qu’au peintre, et le protecteur des arts devenu l’équivalent d’un ministre au temps de Napoléon, qui surveille les dépenses de façon tatillonne et s’enquiert des échéances ou du respect des financements, il ne pouvait y avoir qu’une forme de suspicion réciproque. D’un côté, David comprend mal qu’on lui dicte des choix esthétiques ; de l’autre, Denon veille au respect des contraintes tout en répondant aux moindres desiderata de l’empereur. Malgré tout, chacun éprouve un profond respect pour le talent de l’autre. En 1825, année de la mort de David, Vivant Denon acquiert son portrait par Girodet. Et on retrouve à la fin de sa vie, dans les collections du directeur du Louvre, certaines créations davidiennes majeures : le Portrait inachevé de Bonaparte, un dessin préparatoire du Sacre et la Distribution des Aigles.
On l’a dit, vous êtes directeur des Sites patrimoniaux de la ville de Rueil-Malmaison. Le Musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau a organisé cette année une superbe exposition consacrée à Andrea Appiani, Appiani, le peintre de Napoléon en Italie. Quelles similarités voyez-vous entre Appiani et David ?
Il en existe plusieurs. D’abord les sujets représentés font la part belle à Napoléon, à son proche entourage et, de manière plus large, aux personnalités qui ont marqué son temps. Dans les portraits d’Appiani comme dans ceux de David, on reste au cœur du système politique de l’épopée impériale. Ensuite, qu’il s’agisse de la France ou de l’Italie, la base créatrice reste la même : les deux artistes disposent de références communes, ont lu les mêmes auteurs et entretiennent un rapport identique à l’art. Et même si le traitement des thèmes religieux ou mythologiques n’a pas la même importance chez l’un ou chez l’autre, ils restent inscrits dans une évolution similaire.
En 1811, vous notez que David « installe alors son matériel dans l’atelier du sculpteur Moitte, au collège des Quatre-Nations, et accueille jusqu’à trois cents élèves. Dernier grand atelier que compte l’Europe, il tient à entretenir cette longue tradition née avec la Renaissance et les maîtres italiens. » La formule semble promise au succès puisque certains de ses élèves deviendront les peintres les plus prestigieux du XIXe siècle.
Si l’on s’en tient à cet aspect, on peut largement considérer David comme le principal maître de la génération suivante. Tous ceux passés par son atelier ou ayant suivi son enseignement ont loué son professionnalisme, son engagement et son intérêt à l’égard de ses disciples. À quelques rares exceptions près, ils ne cessèrent de rappeler ce qu’ils lui doivent. Quant aux autres, ils tentèrent souvent de se définir par rapport à lui, soit pour lui ressembler, soit pour s’en éloigner. Mais à chaque fois, David demeure le mètre-étalon de la discipline. Il domine son époque comme rarement et ce, dans de nombreux pays : ses œuvres ont suivi les conquêtes de la Révolution puis de la période napoléonienne, en irriguant les salles d’exposition ou en étant reproduites par la gravure ou l’estampe. La gravure du Sacre, par exemple, est l’une des plus diffusées de son époque. Le statut d’image qu’a acquis le tableau aujourd’hui en découle indéniablement. Dès le début du XIXe siècle, les images créées par David constituent « la » référence ultime.
David professait à ses disciples : « Dans l’ouvrage se peint l’homme qui l’a fait. » Prenons-le à la lettre. Que pourrait-on dire de lui en contemplant ses œuvres ?

Tout d’abord, il cherche à rendre beau tout ce qu’il exécute En dépit de l’infirmité à la joue et des difficultés qui sont les siennes, il élève son art au rang le plus élevé. Jamais il ne se contente de médiocrité, restant exigeant en toute circonstance et sachant reconnaître qu’il ne peut pas résoudre toutes les complexités auxquelles il est confronté, même si l’absolu doit être visé. Si certaines de ses toiles restent inachevées ou nécessitent d’être reprises pendant de longues années (comme Léonidas aux Thermopyles, qu’il peaufine pendant plus de dix ans), il justifie cela par une recherche perpétuelle d’amélioration. Et par la recherche de la composition vers cet accomplissement, il veut parachever l’œuvre, certaines parties de corps ou de visage lui demandant parfois des semaines d’études, voire des mois entiers.
Charles Saunier rapporte les paroles de Chaussard lorsqu’il écrit : « Le génie et l’intérêt ne doivent pas habiter ensemble[13]. » Toute sa vie, David fit pourtant coïncider talent et profit. Il n’hésite pas à passer d’un régime à l’autre, les servant avec le même zèle, exagérant ; on pourrait voir en lui un Talleyrand-peintre. Pendant la Révolution, il devient, selon la truculente formule de Thierry Lentz, « un sale type. » Inflexible, il signe les décrets d’accusation envoyant à l’échafaud ses anciens mécènes et conseils. Vous abordez largement cet aspect souvent oublié d’un David homme d’affaire jaloux et intraitable.
La capacité que possède David, lors des mois les plus radicaux, à se détacher de ses anciens soutiens reste une énigme. Certains ont pu l’envisager comme une certaine paranoïa. On reste ainsi circonspect par la manière dont il cherche à pousser de plus en plus loin sa réflexion pour atteindre un objectif irréalisable : devenir un parangon de vertu et donner l’exemple absolu aux yeux de ses concitoyens. D’autant que cette attitude ne se distingue pas de sa propension à demander des sommes exorbitantes pour réaliser ses œuvres. À titre d’exemple, il demande 60 000 Francs pour Le Sacre, ce qui représente à peu près 4 millions de nos euros actuels. Les dernières années de la royauté ont déjà montré des exigences financières démesurées, les décennies suivantes ne dérogèrent pas à la règle. David ne transige pas avec ses prétentions, quitte à condamner l’œuvre elle-même ou à la laisser inachevée. On pense notamment au Portrait de Madame Récamier ou aux portraits de ses propres filles auxquels David ne mit jamais la touche finale.
Vous affirmez que la production de peinture religieuse de David cesse avec Le Christ en croix (1782) commandé par le maréchal Louis de Noailles et son épouse. Pourtant, son tableau inachevé Mort du jeune Bara cite nettement la Sainte-Cécile (vers 1600) de Stefano Maderno. Son Marat assassiné (1793), quant à lui, est directement inspiré de La Descente de croix (1612) de Rubens et de la Piéta (vers 1550) de Baccio Bandinelli. Pour Matthias Bleyl, « il ne saurait être […] question de rattacher le tableau […] à un modèle sacré ; cette tentative iconographique naguère fréquente, a été depuis fortement relativisée, non sans raison. » Pourtant, Jorg Traeger a fort bien montré comment David a « transposé chez Marat ce geste de la Misericordia eucharistique » dont les bras ouverts avaient déjà été codifiés par Cesare Ripa dans son célèbre Iconologie (1643). Traeger note le cercueil devenant baignoire, le linceul devenant linge, la plaie de la lance de Longin devenant celle de Charlotte Corday. Et cette lumière surnaturelle qui auréole un personnage étrangement rajeuni. Rappelant que le tableau était installé à droite de la tribune de la Convention, faisant pendant à celui de Lepeletier, l’historien affirme que « l’emplacement réservé à La Mort de Marat en faisait, sans doute possible, le tableau de culte des droits de l’homme et du citoyen, soit le tableau de culte de la “religion civile” ». David lui-même parle dans ses discours de « religion du citoyen ». Ne peut-on pas affirmer que David, après 1789, continue la peinture religieuse mais au service d’un culte nouveau, une religion civile déjà professée par Rousseau dans Le Contrat social ?
Il est indéniable que l’artiste a engagé un processus de création qui vise à remplacer la croyance divine en une nouvelle religion. Les saints et autres figures sacrées laissent progressivement place à des martyrs contemporains qui n’ont rien à envier à leurs prédécesseurs. Représenter Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau comme il le fait, donc nu, de profil de droite à gauche, allongé sur son lit, une couronne de laurier sur le front, n’est pas sans rappeler tout à la fois Damoclès, avec une épée suspendue au-dessus de lui, mais aussi le Christ au tombeau. Quant à Marat ou Bara, leurs représentations citent également ostensiblement les peintures religieuses en détournant le sens primitif pour élever le sujet au rang d’icône. Cela doit avoir, pour le peuple, une vertu expiatoire.
On l’oublie souvent, mais David fut également un portraitiste hors pair. La preuve la plus criante en est sans doute ces fameux autoportraits, notamment celui qu’il réalise en prison en 1794. Vous réhabilitez heureusement ce côté-là de l’artiste.
Le choix de David d’alterner compositions monumentales et portraits intimistes est symptomatique. Outre l’intérêt financier que certaines commandes représentent, il n’en reste pas moins que ce choix de continuer à peindre plus simplement et assez vite permet à l’artiste de ne pas se détacher de ses techniques et surtout de conserver un pied dans la réalité. Aux idéalisations que représentent le « grand genre » répondent des portraits ou des scènes familiales ancrées dans leur temps. En ce sens, les autoportraits, dont celui qu’il réalise en prison en 1794, montrent qu’il ne souhaite jamais perdre son sens de l’authenticité et que cela passe par des images plus personnelles. David ne se laisse jamais gagner par l’emprise que peut représenter un tableau ambitieux.
David fut proche de la famille Delacroix. Dans l’exposition qui lui est consacrée au Louvre, on peut admirer le Portrait d’Henriette de Verninac (1798), sœur d’Eugène Delacroix. Bien qu’opposé à la conception de l’art davidienne, Delacroix, lucide, remarque dans son célèbre Journal combien « tout dérive encore de David et de ses principes[14] ». Comment définiriez-vous le « style David » ?

Il est délicat de le définir simplement. En se concentrant sur ses dessins, on peut tout de même déceler une grande exigence technique et un sens des proportions dans les corps, traités de façon quasi anatomiques. David n’a en ce sens rien à envier aux meilleurs peintres passés, à commencer par Guido Reni. Quant à son rapport aux nuances colorées et aux contrastes, sa découverte du Caravage lui permet d’assumer cette tradition, ce qui lui gagne de nombreux adeptes dans les rangs des néoclassiques. Dès cet instant, sa technique allie à la fois ce qui fera la ligne d’Ingres et la couleur de plusieurs artistes cherchant à rompre avec son propre enseignement. David a donc non seulement fait la synthèse de ses prédécesseurs mais a défini des préceptes pour tout le XIXe siècle.
Dans ses Écrits sur l’art, parlant de la fin du XVIIIe siècle, Delacroix écrit avec un certain dédain : « On se ferait difficilement une idée de ce qu’était alors la toute-puissance du préjugé en faveur de David. Il est permis aujourd’hui, malgré tout le respect et toute l’admiration que mérite cet illustre maître, de s’étonner que cette admiration ait pu être portée à ce point de fanatisme[15]. » Il est vrai que l’art de David va être fortement rejeté par les nouvelles générations d’artistes du XIXe siècle, Delacroix en tête. Ironiquement, ce peintre anti-académie va devenir le plus académique.
C’est là son principal paradoxe. Tandis que David vise à une radicalité esthétique en rompant avec un enseignement empesé, il obtient quasi les pleins pouvoirs et réunit autour de lui la jeune génération dans son atelier. Mais cette toute-puissance lui vaut une réputation de précepteur des idées et de directeur des consciences artistiques. Delacroix, en s’attaquant à la figure tutélaire de David, cherche non seulement à rompre avec une certaine école mais aussi à se défaire d’un enseignement directif. La liberté de création ne peut, à ses yeux, se définir avec un cadre, quel qu’il soit. Le caractère figé de l’art dit « pompier » et plus largement de tous les académismes qui inondent les salons de peinture en est la preuve évidente. Si l’École de Barbizon dans un premier temps, puis les impressionnistes après elle, comprennent qu’il ne suffit pas de sortir de l’atelier pour ouvrir une nouvelle voie, c’est que le paysage ou le sujet peints doivent rendre au spectateur une autre réalité, pour l’emmener à percevoir le monde autrement. En conclusion, on peut dire que David a opéré la synthèse entre le caravagisme et l’art français, qu’il a unifié la fantaisie de la couleur italienne et la rigueur du dessin français. Eugène Delacroix, lui, se débarrasse de la rigidité du dessin pour ne garder que la couleur et donne naissance, dès 1827, à ce qu’il convient d’appeler « romantisme » en présentant au Salon La Mort de Sardanapale dont les teintes éclatantes ont été retrouvées, il y a deux ans, lors d’une vaste entreprise de restauration.
Pour finir, on peut évoquer le court texte qu’André Maurois a consacré à David dans la collection « Les Demi-Dieux »[16]. Il y écrit : « David a été un peintre révolutionnaire parce qu’il a été un peintre classique. » Que pensez-vous de cette assertion ?
Tout est résumé dans cette phrase. L’ambivalence dont a cherché à sortir David lui est revenue comme une sorte de boomerang. Elle est d’autant plus évidente que dans ses dernières grandes toiles, en exil, les thèmes choisis ne sont pas seulement mythologiques : ils synthétisent toutes les contraintes assumées et offrent des accents qui annoncent la jeune génération. Le caractère finalement le plus révolutionnaire de David a été de maintenir une certaine forme de renouvellement perpétuel, alliant innovation technique et tradition des sujets. Surtout, il est rare de voir que les maîtres acceptent aussi aisément de se laisser influencer par leurs propres élèves, comme Gérard sous l’Empire ou Gros après la chute de Napoléon. Et c’est le cas de David : quelle ironie !
Entretien mené par Guilhem Barbet, précédemment publié sur le site Vivre l’histoire
L’exposition David au Louvre

En 1989, lors du bicentenaire de la Révolution, se tint au Louvre un colloque exceptionnel intitulé « David contre David ». Aujourd’hui, pour le bicentenaire du peintre, nous avons préféré questionner David avec David. Tandis que Jacquemart-André s’illumine de mille feux grâce à de « misérables troubadours » qui, « agissant leurs braises, ordonnent le néant ténébreux », donnent « un sens au monde[17] », le Louvre répond avec une exposition évènement. À deux pas de l’endroit où se trouvait la tribune de la Convention, depuis laquelle David, le 8 août 1793, réclamait la suppression des académies, le parcours de l’artiste est retracé autour d’un espace noir, zone grise symbolisant la Terreur pour laquelle il s’engagea. On se souvient qu’avec la Révolution, conscient d’être « présente sur la grande toile de l’histoire », il se mit à signer ses tableaux officiels et historiques en lettres capitales[18]. Les commissaires, Sébastien Allard et Côme Fabre, ont souhaité « se détacher des images pour retrouver les œuvres ». La Douleur d’Andromaque (1783), le Portait de la marquise d’Orvilliers (1790), l’Autoportrait réalisé en prison (1794) et le Portrait de Madame Récamier (1800) ont fait l’objet d’une restauration. Le Sacre, lui, trop immense, n’a pu être déplacé. Pour le contempler, il faudra se rendre dans la salle 702, au niveau 1 de l’aile Denon. L’histoire est taquine. Après l’exposition de 1989 et d’innombrables publications sur le contexte de création, il fallait revenir à l’homme David, l’acteur d’une fondation, avide de gloire jusqu’à la compromission, l’homme David mort, comme le rappelle David Chanteranne, le jour de la saint-David. Il fallait dégager son œuvre de son caractère formaliste, frappée de manière erronée du terme de « néoclassicisme ».
C’est donc une exposition engagée que nous proposent Sébastien Allard et Côme Fabre. Une exposition à l’ambition immense, aussi immense que la figure de David dont l’ombre plane sur toute l’histoire de l’art, de l’Antiquité à nos jours. David qui « fut autrefois de l’Académie », qui fit tout pour y entrer avant de tout faire pour la faire écrouler. David le disciple de Vien. David le conventionnel. David l’intraitable, imbu de son style et de son talent. David à qui le monde, subjugué, passait les erreurs d’anatomie et les raccourcis maladroits. David régnant sans partage sur son époque et sur celles à venir. On aime croire à ce genre de figure noire, fascinante dans leurs ténèbres, pareilles aux personnages de Georges de La Tour. David, pourtant, ne fut pas que cela ; Pierre Rosenberg tempère le mythe d’un artiste dictateur. En introduction au catalogue de l’exposition De David à Delacroix (1974), il martèle combien le peintre inaugura une époque où « nombre des peintres semble croître sensiblement d’année en année, » dans un temps « qui s’est voulu ouvert à toutes les curiosités » et à une « variété des courants artistiques[19] ». Il poursuit avec ce passage qu’il faudrait placarder aux portes de toutes les cathédrales prétendant faire l’histoire de l’art : « De même qu’au XVIIe siècle la tyrannie aveugle de Le Brun sur les artistes de son temps est un mythe inventé par des historiens d’art paresseux plus avides d’idées simples que de vérité, de même le règne sectaire de David sur son époque tient lui aussi de la légende : David accepte, même s’il ne le comprend pas, l’Ossian de Girodet et les œuvres ossianesques. C’est au moment de sa toute-puissance que se développe, protégé par Joséphine, le courant de la peinture dite troubadour. C’est dans son atelier qu’éclot le curieux mouvement des « Barbus», des « Primitifs», qui aura avec Ingres son ultime et plus glorieux avatar. »
Mais Delacroix et sa plume sont passés par là. Delacroix qui, s’il ne flochetait pas ses toiles, couvrait ses carnets d’encre. « Ce lion de Delacroix », comme disait Ingres par la bouche d’Adrien Goetz[20] qui, on l’imagine, ne pouvait résister à la comparaison avec David. Facétie de l’histoire, ce sont là « deux des plus grands peintres français de l’époque, dont les dates de naissance sont très exactement séparées par un demi-siècle[21] ».
« Je me glisserai à la postérité à l’ombre de mon héros », écrivait David au comte Daru en présentant son projet de tableau pour Le Sacre de Napoléon. À l’ombre de Napoléon, sans nul doute, mais pas à l’ombre de Georges de La Tour dont, même dans le mystère de la nuit, David réussit à ravir la lumière. Rien de plus simple que de l’imaginer en exil, recevant dans son atelier le duc de Wellington. Au vainqueur de Waterloo, qui revenait à la charge pour obtenir son portrait, le peintre de l’empereur aurait rétorqué : « Je vous l’ai déjà dit, Mylord, je ne peins que l’histoire. »
Bibliographie
David Chanteranne, Jacques-Louis David, l’empereur des peintres, Passés Composés, Paris, 2025, 326 p.
Pour aller plus loin :
Thomas Crow, L’atelier de David – Émulation et révolution, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1997, 464 p.
Gérard Hubert, Guy-Ledoux-Lebard, Napoléon portraits contemporains bustes et statues, Arthena, 1999, 248 p.
Cummings, F., Rosenberg, Pierre et Rosenblum, Robert. De David à Delacroix. La peinture française de 1774 à 1830, Grand Palais, Paris, The Detroit Institute of Arts, Detroit, The Metropolitan Museum of Art, New York, Paris, 1974, 700 p.
Simon Lee, David, Phaidon, coll. « arts et idées », 2002, 352 p.
Régis Michel et Marie-Catherine Sahut, David, l’art et le politique, Paris, Gallimard-Réunion des musées nationaux, coll. « Découvertes », 1988, 160 p.
Régis Michel (dir.), David contre David, Tome I, La documentation française, coll. « actes et colloques du Louvre », 1993, 644 p.
Régis Michel (dir.), David contre David, Tome II, La documentation française, coll. « actes et colloques du Louvre », 1993, 573 p.
Eugene Delacroix, Journal 1822-1863, Plon, Paris, 1996, 942 p.
Eugene Delacroix, Écrits sur l’art, Séguier, Paris, 1988, 337 p.
Jean de Cayeux, Hubert Robert, Fayard, Paris, 1989, 435 p.
Régis Michel (dir.), Aux armes et aux arts ! : les arts de la Révolution : 1789-1799, Adam Biro, Paris, 1988, 352 p.
Jean-Jacques Levêque, L’art et la Révolution française : 1789-1804, Ides et Calendes, Neufchâtel, 1987, 328 p.
[1] Delacroix, Écrits sur l’art, Prud’hon, p.149
[2] Jacques-Louis Jules David, Le peintre Louis David (1748-1825) : Souvenirs et documents inédits, Paris, Victor Havard, 1880.
[3] Éric Biétry-Rivierre, « À Jacquemart-André, Georges de La Tour tout feu tout flamme », Le Figaro, samedi 13–dimanche 14 septembre 2025.
[4] Sophie Flouquet, Jacques-Louis David, peintre héroïque et politique dans une magistrale rétrospective au Louvre, Beaux Arts Magazine, n°497, novembre 2025
[5] David Chanteranne, Chroniques des territoires – Comment les régions ont construit la nation, Passés Composés, Paris, 2023, 320 p.
[6] Laveissière, S., Chanteranne, D., Dion-Tenenbaum, A., Pougetoux, A., Tucker, M. S., Zarobell, J., & Lessing, E. (2004). Le sacre de Napoléon peint par David : [exposition], Paris, Musée du Louvre, 21 octobre 2004 – 17 janvier 2005. Musée du Louvre 5 Continents.
[7] Thomas Crow, L’atelier de David – Émulation et révolution, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1997, 464 p.
[8] Simon Lee, David, Phaidon, coll. « arts et idées », 2002, 352 p.
[9] Régis Michel (dir.), David contre David, Tome I, La documentation française, coll. « actes et colloques du Louvre », 1993, 644 p.
[10] Timothy Tackett, Jours de gloire et de tristesse : Une histoire extraordinaire de la Révolution par un Parisien ordinaire, Albin Michel, Paris, 2025, 256 p.
[11] Sophie Flouquet, Jacques-Louis David, peintre héroïque et politique dans une magistrale rétrospective au Louvre, Beaux Arts Magazine, n°497, novembre 2025
[12] Gérard Hubert, Guy-Ledoux-Lebard, Napoléon portraits contemporains bustes et statues, Arthena, 1999, 249 p.
[13] Charles Saunier, Louis David, Biographie critique, illustrée de vingt-quatre reproductions hors texte, Paris, Henri Laurens, coll. « Les grands artistes, leur vie, leur œuvre », 1904, p. 91.
[14] Eugene Delacroix, Journal 1822-1863, Plon, Paris, 1996, 942 p.
[15] Eugene Delacroix, Écrits sur l’art, Séguier, Paris, 1988, p. 149
[16] André Maurois, David, Éditions du Dimanche, coll. « Les Demi-Dieux », Paris, 1948
[17] Éric Biétry-Rivierre, « À Jacquemart-André, Georges de La Tour tout feu tout flamme », Le Figaro, samedi 13–dimanche 14 septembre 2025.
[18] Charlotte Guichard, La Griffe du peintre – La valeur de l’art (1730-1820), Éditions du Seuil, collection « L’Univers historique », Paris, 2018, 368 p.
[19] Cummings, F., Rosenberg, Pierre et Rosenblum, Robert. De David à Delacroix. La peinture française de 1774 à 1830, Grand Palais, Paris, The Detroit Institute of Arts, Detroit, The Metropolitan Museum of Art, New York, Paris, 1974, 700 p.
[20] Adrien Goetz, La dormeuse de Naples, Le Passage, Paris, 2003, 128 p.
[21] Op. Cit.