Il est des livres étranges. Des livres qui font des cénacles et dont on se murmure le titre d’un air entendu. Des livres qu’on garde comme des talismans et dont on partage les thèses selon des accents de secrets, à la manière d’un mot de passe vers l’âme. Tel est celui de Jean-Philippe Postel, publié en 2016, et intitulé L’Affaire Arnolfini[1]. Avec ces 160 pages, l’ouvrage promettait une « enquête sur le tableau mythique de Van Eyck ». Tenant de l’intrigue policière, de la science labyrinthique et d’un ésotérisme impudique façon Planète, il ne donne jamais dans la volonté littéraire de briller. Cependant, pareil au miroir placé au fond de l’œuvre étudiée, il rend aux lecteurs un reflet éparpillé dans lequel une vocation peut se découvrir.
Presque une décennie après sa parution, Actes Sud récidive — puisqu’il s’agit d’une intrigue policière — en publiant Enquête sur Les Ménines de Jérémie Kœring.

Pour résoudre cette nouvelle affaire, la curiosité de Jean-Philippe Postel, ancien médecin, laisse place à l’érudition de Jérémie Kœring. Professeur d’histoire de l’art moderne à l’université de Fribourg, spécialiste de l’art de la Renaissance dans ses dimensions politique et poétique, reconnu pour ses travaux sur l’épistémologie de l’histoire de l’art, Jérémie Kœring dirige par ailleurs chez Actes Sud la collection Les Apparences dédiée à l’histoire de l’art. Là, il a déjà fait paraître Le Prince en représentation – Histoire des décors du palais ducal de Mantoue au XVIe siècle[2], ainsi que le formidable et insolite ouvrage Les iconophages – Une histoire de l’ingestion des images[3]. Il a également, en 2019, dirigé un ouvrage de Florian Metral récompensé par le Prix Monseigneur Marcel de l’Académie française et le Prix Olga : Figurer la création du monde[4]. En se tournant aujourd’hui vers Les Ménines, chef-d’œuvre de Diego Vélazquez, c’est à la création d’un monde particulier qu’il s’intéresse. Un monde de cour, impérial et disparu.
Au commencement était l’image. L’image d’un tableau énigmatique, sur lequel ont glosé tous les siècles et tous les esprits. « L’œil noir des Infantes » que Huysmans retrouvait dans le regard d’Alexandrine, la femme de Zola — la même que Cézanne a immortalisée ; puis Manet, en arrière-plan de son Déjeuner sur l’herbe (1863). La princesse Marguerite-Thérèse, entourée de ses demoiselles d’honneur — les fameuses ménines, Doña Isabel de Velasco, et Dona Isabel de Velasco, de sa gouvernante, Doña Marcela de Ulloa, des nains Maribarbola et Nicolas Pertusato, de l’écuyer des dames de la Cour, Diego Ruiz de Azcona et, au dernier plan, dans l’encadrement d’une porte entrouverte, de Don Jose Nieto, le chambellan de sa mère, la Reine. Marie-Anne d’Autriche apparaît d’ailleurs en compagnie de Philippe IV, effumée dans le reflet d’un miroir, accroché au fond de la scène peinte par Vélazquez. Le peintre figure lui-même à gauche de l’Infante, en pleine réalisation d’une toile — celle que nous voyons ? — arrêtant d’un geste la course de son instrument, dont on ne sait plus bien s’il s’agit d’un pinceau ou d’une épée. L’image d’un tableau qui continue d’agiter notre inconscient collectif, jusqu’à nourrir la culture populaire, se glissant à l’épilogue d’un succès bédéesque tel que Les Indes Fourbes[5].
Au départ donc était l’image. Seulement après vint le verbe ; celui de Jacques Lacan, de Michel Butor, ou de Kenneth Clark. Le verbe de Michel Foucault délaissant La Trahison des images (1929) pour Les Ménines ; le verbe de Svetlana Alpers oubliant Rembrandt Harmenszoon van Rijn pour Diego Rodríguez de Silva y Velázquez. À tous ces commentaires de regardeurs érudits s’ajoute à présent l’examen attentif de Jérémie Kœring. Le spécialiste s’appuie sur des analyses maintes fois débattues pour s’avancer en « des sentiers un peu moins fréquentés. »

Loués soient les universitaires qui abandonnent le langage de l’Université. Jérémie Kœring, grâce lui soit rendue, ne sacrifie pas au sacro-saint déroulé académique. Il se contente de prendre le lecteur par la main, ou par les yeux, pour le suprême plaisir de le perdre. Car Les Ménines, c’est avant tout un labyrinthe de questions. Si « la composition procède autant de l’imitation de « tout ce qui se voit dessous le Soleil », pour reprendre une expression de Nicolas Poussin », on se demande pourquoi l’avoir bourrée de références picturales — à commencer par les deux copies de Rubens accrochées en arrière-plan, dans un « brouillard chromatique. » Mais Vélazquez fait mieux que de citer Rubens ; il se cite lui-même. Comment ne pas retrouver ici La Leçon d’équitation du prince Balthasar-Carlo (1636-1637, huile sur toile, collection du duc de Westminster, Londres) ou le couple royal, déjà, surgit à l’arrière plan ? Pour Jérémie Kœring, « bien que distants de vingt ans, les deux tableaux apparaissent comme les deux faces d’une même pièce politique. » À quoi Vélazquez joue-t-il exactement ? Ou plutôt, avec qui ? Les Ménines serait-il l’hommage d’un artiste à un roi peintre dont la vision, subitement, se fige sur la toile ? Une vision réservée à lui seul et, à ce titre, installée dans son cabinet privé. L’acte divin par excellence, après tout, n’est-il pas de créer ? Aurait-on devant les yeux une vision royale, exécutée par la main experte et servile d’un puissant démiurge ? Philippus invenit, Velazquius pingebat. Sinon comment expliquer que le couple royal ait disparu de la copie du tableau réalisée par Juan Bautista Martínez del Mazo pour Don Gaspar de Haro, Marqués del Carpio, peu avant 1677 ?
N’allons pas trop vite. Peut-être, en ces « sentiers un peu moins fréquentés », fait-on fausse route… Les Ménines pourrait tout aussi bien s’avérer un plaidoyer pour le statut intellectuel de la peinture — ut pictural poesis. Le tableau serait fabriqué par l’artiste afin d’être fait aposentador mayor de palacio, après avoir été huissier de la chambre du roi ? Un moyen d’accéder à l’ordre de Santiago ? Sinon, comment expliquer la croix de Saint-Jacques ornant le tabard noir de Vélazquez que, selon Palomino, Philippe IV ordonna qu’elle fût ajoutée après sa mort ? Mais si l’enjeu est d’élever la peinture au niveau des arts libéraux, à quoi bon se représenter avec des pinceaux plein les mains ? On s’y perd. On nous avait prévenus : les Ménines est un labyrinthe de questions.

La pose de Vélazquez, comme saisissant du regard l’interruption de son travail, nous montre peut-être la voie… Faut-il y voir la posture de l’Occasio, traduction latine du Kairos grecque, cette notion que Machiavel met en avant dans Le Prince (1532) en tant que prudence politique et qui irriguera toute la pensée de son temps ? Avons-nous à faire à une manière de manifeste où se révèle l’art de servir, qualité première du courtisan ? Alors quoi, Vélazquez, cabarello de la peinture ? Autant de mystères que Jérémie Kœring éclaire d’une érudition facile, rappelant celle du regretté Daniel Arasse.
Dans Les Mots et les Choses[6], Michel Foucault s’interrogeait déjà : « Vélazquez pose-t-il la première touche ou la dernière ? » Plusieurs temporalités se conjugueraient-elles dans ce tableau ? Observons plus attentivement la gestuelle des individus représentés, à commencer par l’infante, comme dérangée dans ses essayages, tournant la tête vers le regardeur — vers nous, vers le roi-planète, vers Vélazquez lui-même dont le corps, en retard sur le regard, est encore penché vers une peinture à venir. Il s’agirait d’un moment suspendu, mais non figé comme une scène de crime. Pour l’enquêteur qu’est Jérémie Kœring, les contours vibrants que l’artiste donne à sa peinture en certains endroits témoignent de cette volonté de fixer l’éternité.
Est-ce suffisant ? Le spécialiste nous apprend que, sous le tableau que nous pouvons actuellement contempler au Prado, s’en cache un autre. Sous les repeints se dissimule une autre scène dotée d’un autre sens. Pourquoi ? Car, à la naissance de l’héritier Philippe-Prosper le 20 novembre 1657, la proposition originale, qui célébrait Marguerite comme digne successeur de Philippe IV, devint obsolète. Auparavant, en lieu et place de la composition que nous connaissons, l’on pouvait voir « plusieurs personnes faisant face au regardeur, une possible allusion au mariage, un rideau rouge, un miroir dans lequel se reflète un témoin, et peut-être même deux ». Jérémie Kœring remarque combien tout cela rappelle un autre tableau célèbre, et pas n’importe lequel, Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, celui-là même qu’Actes Sud avait mis en avant, il y a dix ans, grâce à Jean-Philippe Postel. Aucun hasard là-dedans. Diego Velázquez connaissait très bien l’œuvre de Van Eyck. Cette petite huile sur bois de 84,5 x 62,5 centimètres faisait partie des collections royales depuis 1558, collections dont, en tant qu’aposentador du palais, il avait la charge.
Tout ce verbe suffit-il à percer le secret des Ménines ? À bien y regarder, on réalise que ledit secret réside dans la tension d’un mystère à chaque vision renouvelé. Que veut nous dire Velázquez, derrière et sur sa toile, légèrement penché de côté, nous interpellant d’un regard qui ne nous était sans doute pas destiné ? Pour le savoir avec certitude, il faudrait remonter le temps, éprouver sa vibration éternelle, abolir le passé comme l’avenir, traverser les siècles et les airs, franchir les cordillères ibériques et se placer dans l’ombre de la Galeria del Cuarto del Principe, un certain jour de 1656.
Article rédigé par Guilhem Barbet
[1] Jean-Philippe Postel, L’Affaire Arnolfini – Les secrets du tableau de Van Eyck, Préface de Daniel Pennac, Actes Sud, 2016, 160 p.
[2] Jérémie Kœring, Le Prince en représentation – Histoire des décors du palais ducal de Mantoue au XVIe siècle, Actes Sud, coll. « Les Apparences, 2013, 416 p.
[3] Jérémie Kœring, Les Iconophages – histoire de l’ingestion des images, Actes Sud, coll. « Les Apparences, 2021, 352 p.
[4] Florian Metral, Figurer la création du monde – Mythes, discours et images cosmogoniques dans l’art de la Renaissance, Actes Sud, coll. « Les Apparences, 2019, 368 p.
[5] Alain Ayroles (scénario) et Juanjo Guarnido (dessin), Les Indes Fourbes, Delcourt, hors-collection, 2019, 160 p.
[6] Michel Foucault, Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 1966, 400 p.