Andreï Makine : revenir de toutes les illusions pour retrouver l’humanité

Avec Prisonnier du rêve écarlate (aux éditions Grasset), l’académicien Andreï Makine revient à ses premières amours en nous livrant, au cœur d’une histoire singulière, la grande histoire de la Russie et de l’Occident à travers le XXe siècle. La Russie et l’Occident y dialoguent sur le dos d’un pauvre bougre, Lucien Baert, balloté d’est en ouest, de 1939 à Moscou à 1968 à Paris, de goulags en prisons dorées, d’illusions en illusions. Au seuil des aventures d’un héros aux identités multiples et à la mémoire défaillante, éclot la même quête obstinée et discrète d’Andreï Makine tout au long de ses romans pour une nouvelle naissance nourrie d’épiphanies et de chaleur humaine.

Que signifie être prisonnier du rêve écarlate pour des journalistes français se penchant avec commisération sur l’Histoire ? Tout simplement être dindon de la farce ou cocu de l’Histoire. Le livre s’ouvre sur ce projet d’enquête à propos d’hommes qui, ayant cru au paradis communiste, se sont retrouvés dans l’enfer du goulag. C’est le cas de Lucien Baert, ouvrier à Douai, et communiste tellement convaincu qu’il partit à Moscou en 1939 pour ce qui était censé être un voyage de découverte du monde idéal. Voici donc les aventures de Lucien au pays des Soviets ! Et pourtant, notre Français manifeste son refus d’être dupe et, pris de curiosité pour ce qui l’entoure, rate son train, ce qui le condamne à rester sur place, piégé dans l’administration communiste et ses extensions carcérales.

Lucien découvre le stalinisme, sa compromission avec le nazisme, les purges, le goulag. On passe très vite de l’utopie à l’atrocité. La guerre est un bon prétexte pour tous les criminels au pouvoir de se faire plaisir. On croise la banalité de l’horreur sur le champ de bataille. « Devant trop de cadavres, toute cogitation se révèle dérisoire. » Et puis, il y a encore et toujours la certitude de se tromper de combat quel que soit le camp pour lequel on se bat. Il n’y a désormais qu’un monde « réduit à la sauvagerie avec laquelle des hommes tuent d’autres hommes. » Le goulag avant et après la guerre relève de l’expérience pour les survivants, on s’étonne de ce que l’on peut supporter, on s’étonne d’être capable de trouver du réconfort dans si peu : l’écorce tiède d’un arbre… On vieillit rapidement. « Ici les années passent vite, mais chaque jour traîne comme une année. » L’aventure soviétique se clôt sur une parenthèse. L’ex-prisonnier trouve refuge avec Daria, une femme qu’il sauve du viol, hors du temps, hors du monde. Pendant une paire d’années, ils goûtent ensemble aux joies simples, se consolent mutuellement des durs labeurs, se réjouissent des projets de chaque saison, se comprennent sans trop en dire, trouvent les mots qui relient.

©Juliette Agnel

La vie d’un autre

La seconde partie du roman se déroule en France. Lucien, passager clandestin débarqué au Havre en juillet 67, est pris en charge par une attachée de presse, Julia. Après vingt-huit ans en Union soviétique, dont quatorze au goulag, Lucien est transformé, il est devenu un témoin, modelé, entre les mains de Julia, en produit. Il s’agit uniquement de raconter « le passé carcéral d’un jeune Français happé par l’enfer du paradis communiste ». On gomme ses vrais souvenirs, on balaye la complexité de la vie, des engagements, on occulte « ces destins uniques dévorés par le néant » … Il faut livrer le discours caricatural attendu par l’Occident, le camp du bien. Makine nous montre une jeunesse française archétypale qui se moque du stalinisme mais épouse successivement tous ses avatars que le progrès engendre à partir de mai 68 : trotskisme, maoïsme, progressisme à tous les étages… Cette société est semblable à la nôtre, toujours en révolution permanente, brûlant sans cesse ce qu’elle adora. Le credo occidental est dès lors d’être souple, malléable pour bénéficier d’une vie exaltante. Le monde libre est léger et permissif, impose une ambiance puérile, pour une fête permanente. L’Homo festivus de Muray y a été engendré. Dans ce faux paradis, Lucien perd sa vraie mémoire et vit la vie d’un autre. « Il lui arrive de se sentir un peu martien au milieu de ces débats locaux. » Logique. Comment confronter son vécu à tous ceux qui se satisfont du règne de l’écume, qui épousent des passions à durée limitée, qui remplacent la pensée par des jugements paresseux et l’arme de la dialectique ? Ce rêve-là, non écarlate, ressemble à l’envers d’une même monnaie faite d’illusions.

Éternel retour

Ruines d’un camp du goulag, région de la Kolyma

Comment retrouver ses souvenirs, sa vie et l’humanité ? Au travers de son personnage, Lucien, Makine illustre son combat pour une nouvelle naissance de l’être libéré de toute l’actualité, de toute la vie sociale qui n’est qu’impasse. « Sa vie, amputée de souvenirs, valait-elle la peine d’être défendue ? » Sans doute pas. Et n’en déplaise aux modernistes occidentaux, ses troubles de la mémoire ne sont pas dus aux traumatismes crâniens subis au goulag, mais au lavage de cerveau voulu par ces gens en France qui ne cessent de se mentir à eux-mêmes. Il faudrait fuir pour retrouver son vécu et ainsi pouvoir à nouveau vivre. L’amitié peut être une consolation intellectuelle. C’est un vieux royaliste qui parvient à éclairer le vieux communiste. Pour lui, le communisme était un grand monolithe messianique. Et « maintenant, il n’y a plus de monolithes, mais un émiettement frénétique d’idées, de credo jetables. » Il qualifie la petite société qui entoure Julia et son témoin à charge contre l’URSS de sympathique entre-soi où tout le monde barbote… Délectons-nous de la prophétie du royaliste : « Nos petits libertins seront un jour remplacés par ceux qui prennent encore au sérieux le fait de vivre et d’avoir une foi. »

L’amour est un horizon à rejoindre. Si l’objectif est de retrouver ses souvenirs, son vécu, il faudra « oublier l’avenir et se donner le temps de regarder. (…) Voir ce qui était d’habitude emporté par l’impatience d’exister. » Pour Makine, il s’agit de revenir de toutes les illusions et de retrouver simplement l’humanité perdue depuis longtemps partout ailleurs. Nous pensons au mot Alternaissance qui servit de titre à un roman signé sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde et de sujet central à son meilleur roman, Au-delà des frontières. L’Alternaissance est quelque peu cette capacité à cueillir les épiphanies, les manifestations de l’éternité ici-bas, dans un paysage, une odeur, une musique, une conversation, un sourire… Il faut donc retrouver un refuge à l’écart du temps, rebâtir des frontières entre sa vie et le monde. L’enjeu est de muter le survivant en sur-vivant.

Article rédigé par Maximilien Friche

 

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