Sisyphe ou le travail désaffecté – Sur l’Automate de Valentin Grégoire

On connaît le mythe de Sisyphe auquel Camus a consacré un ouvrage. Il interroge sur l’absurdité du travail et son inutilité lorsqu’il se cantonne à une tâche répétitive dont la finalité échappe à celui ou celle qui l’exerce machinalement, dans ce qu’on pourrait nommer une conscience externalisée, c’est-à-dire vidée de son intériorité questionnante. Ainsi en va-t-il de Sisyphe, condamné par Hadès à rouler sans fin un énorme rocher qu’il porte jusqu’au sommet d’une montagne et qui redescend sans cesse. Telle est la signification religieuse des Enfers : cantonner ceux qui sont punis dans l’absence de sens d’une activité répétitive sans fin, dans les deux sens du terme. Dans la Genèse, la punition vient de Dieu lui-même. Adam et Ève, chassés de l’Éden, doivent expier le péché originel par le travail, activité dès lors marquée au fer rouge de la souffrance que l’étymologie latine trepalium suggère déjà. En effet, le trepalium est cet instrument à trois pieux qui servait jadis à ferrer les chevaux difficiles et qui fut utilisé comme instrument de torture au Moyen Âge. Mais, contrairement à Sisyphe, le travail se passe sur terre et non aux Enfers et, dans la perspective chrétienne, il prend également le sens d’un possible salut de l’humanité, laquelle peut racheter sa faute par un travail dont le sens se révèle petit à petit dans une perspective eschatologique. Qu’en est-il de cette question du sens du travail dans un monde qui aujourd’hui ne s’encombre plus de justification religieuse ?  On peut entendre par « sens » trois acceptions, soit la signification mais aussi la direction et enfin son ancrage sensoriel que l’automatisation industrielle depuis Ford et Taylor mais bien plus encore, la virtualisation par le numérique et l’IA, rend à bien des égards caducs et égaux à la condamnation de Sisyphe. Le travail ne devrait-il pas au contraire assurer une possible progression et libération matérielle, intellectuelle, morale de l’humanité, d’autant plus que le temps qu’on y passe, interroge plus profondément le sens même de notre existence ?

L'automate

C’est ce qu’on peut se demander à la lecture de l’Automate, premier roman de Valentin Grégoire (aux éditions Complicités) qui travaille lui-même dans une grande entreprise de distribution et dont on peut interroger la part autobiographique de sa vie professionnelle à travers ce récit composé de trois parties. Elles mettent en exergue trois niveaux de narration. Le premier nous plonge dans l’existence de R., jeune adulte se rendant en ville pour son premier travail dans une grande entreprise. Le second se présente sous la forme d’un journal qui est une sorte de catharsis, lui permettant ainsi de ressaisir de manière distanciée le sens de ce qu’il vit, notamment à travers sa rencontre avec Ariane dont il tombe amoureux. Le troisième niveau est une lettre écrite par le directeur général de Solis faisant objectivement état du management des grandes entreprises contemporaines robotisées et de leur triple objectif : transformation, internationalisation, influence sur le marché mondial. Que devient donc le travailleur dans une telle organisation dont la finalité lui échappe le plus souvent ?

L’histoire de R., dont la simple initiale suggère d’emblée l’anonymat et surtout l’effacement progressif de l’individu, devenu un simple rouage parmi d’autres dans le monde de l’entreprise, débute donc au sein de « Solis », en laquelle il met tous ses espoirs. En effet, il pense trouver le sens ultime de son existence, ce pour quoi il est fait, en faisant carrière et en s’insérant socialement par la seule réussite professionnelle. Il déchante vite en découvrant le travail qu’on lui réserve, une sorte de « bullshit job »[1] que l’anthropologue américain, David Graeber, caractérise par un emploi qui ne sert à rien, où la personne qui l’exerce peut ressentir de la frustration, voire une forme d’aliénation. De fait, le salarié n’a pas l’impression de contribuer activement à la société, car son travail et ses tâches quotidiennes en entreprise sont vides de sens. C’est précisément ce dont prend conscience R. et le malaise qu’il éprouve s’intensifie après quelques mois : « (..) Ne pas savoir quelle était la finalité de son travail et ce à quoi tout cela allait servir le frustrait un peu. Il avait été une sorte de rouage dans la chaîne de décision et lui, encore trop junior, ne pouvait ambitionner pour le moment d’être en bout de celle-ci. […] Sa réflexion et son sens critique, R. les avait, en tout cas dans un premier temps, laissés à la porte de Solis. L’inexécution de son travail et l’absence de réactions qui suivit, les réveillèrent. R. se demanda s’il servait vraiment à quelque chose. » N’était la perspective d’une vie en commun avec sa petite amie Alicia qui le rejoint, ayant trouvé un travail dans la même ville, la déprime de R. aurait pu se transformer en une véritable dépression dont les qualificatifs actuels de bore out (ennui profond au travail), de burn out (fatigue extrême entraînée par un excès de travail ou un surinvestissement toujours plus exigeant) et de brown out (perte de sens) désignent ces nouvelles pathologies sociales liées à l’épuisement au travail. Longwy. « L'Automate », le premier roman de Valentin Grégoire

Comment par ailleurs définir une telle activité, même si dans le roman on apprend que R. est collecteur et analyste de données ? Est-ce un travail au sens noble du terme qui qualifiait jadis le métier et la profession et qui exigeait qu’on y engage une part de soi-même, voire la totalité de soi lorsqu’il répondait à une vocation ? N’est-ce pas finalement un simple emploi ou une simple fonction que les process définissent et contrôlent et dans lesquels l’homme est interchangeable ? Le constat de R. qui résulte de sa désillusion professionnelle est implacable, le mettant de facto en décalage avec lui-même et son entourage familial : « Je constate que je mets peu de mes qualités véritables dans l’exercice de mon métier. Celui-ci est suffisamment cadré et alimenté de procédures pour que la singularité d’une personne ne fasse pas une grande différence. » Une novlangue managériale anglicisée, plus ou moins sophistique car elle laisse croire aux béotiens du monde entrepreneurial que les tâches exécutées sont intellectuelles et complexes, caractérise de surcroît le travail dans les grandes entreprises dont Solis semble faire partie, si bien que R. éprouve des difficultés à qualifier son emploi lorsque, de retour dans son pays natal pour les fêtes de Noël, il essaie d’en parler à sa famille :  « Parler de mon métier avec des mots utilisés dans le langage ordinaire m’est impossible, je tombe très vite dans la confusion […]. Mais de cette confusion, est donnée l’impression que je fais des choses très complexes − ce qui n’en est rien. » Le roman regorge de ces termes : team manager, team building organisé par le manager prénommé Antoine, open space, reporting, slides, kick off

Par l’intermédiaire de son personnage, Valentin Grégoire permet ainsi au lecteur d’établir un véritable état des lieux du milieu des entreprises et du statut du travailleur post-moderne. R. prend conscience que, loin de s’accomplir dans son travail, il est devenu un automate, réduit à une simple fonction, d’une part attenante et happée par la robotique et les technologies informatiques ; d’autre part, cette fonctionnalité du travailleur est mise au service de ces grands « manitous » que sont devenus ces starts up fantômes ou ces villages entrepreneuriaux, à la fois collectivistes et néo-libéraux, tout de verre vêtus. R. qui découvre le rythme de la ville, cadencé au métro-boulot-dodo, fait ainsi la description de Solis : « Tour de verre de plus de trente étages, sa structure était légèrement incurvée et donnait un aspect de mouvement à l’ensemble […]. Tout le reste de la tour était entièrement vitré et reflétait son environnement immédiat, laissant la possibilité au regard de pénétrer l’intérieur. » L’architecture de ces entreprises modernes avec à l’intérieur leurs open spaces, n’est pas anodine. Elle est conçue dans une optique de transparence absolue, pour mieux voir, « surveiller et punir »[2]. Julia de Funès, philosophe d’entreprise, cite à cet égard Jérémy Bentham et Michel Foucault concernant la volonté de contrôle rationnel absolu du management entrepreneurial, aujourd’hui largement relayée par la robotique, l’IA et Big data. Bentham, philosophe anglais du XVIIIe siècle, a conçu un « modèle de prison qu’il nomme le panoptique […]. Cette prison est constituée d’un bâtiment circulaire transparent […] et d’une tour centrale où se trouve le gardien […]. L’objectif de la structure panoptique est de créer un “sentiment d’omniscience invisible” chez les détenus. »[3]

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Titien, Sisyphe, 1548-1549

Au-delà d’une architecture de verre, le contrôle est intérieur et mis en œuvre par le process, soit pour l’organisation des entreprises, un ensemble de procédés, de procédures, de méthodes qui petit à petit dépossède l’individu de tout libre-arbitre et de toute conscience et le dresse par des automatismes qu’il intègre. Michel Foucault, que mentionne à brûle-pourpoint Julia de Funès, parle quant à lui de «  discipline », non comme exercice de rigueur pour développer son potentiel mais comme « modalités de pouvoir mises en place au XVIIIe siècle et qui prolifèrent dans tous les secteurs […]. Le but est de permettre une utilisation optimale des gestes, et un fonctionnement sans perte des objets et des corps. »[4] Ainsi, encadré par un manager qui, sous prétexte de rigueur, lui réclame toujours plus de soumission au process de la collecte des informations de Solis, R. est en passe de devenir un automate, la vie devant les écrans l’y aidant de surcroît : « Libéré de toute la pesanteur de son corps, R., à certains moments, sentait qu’il devenait une parcelle de ce virtuel, n’obéissant à rien d’autre qu’à la réalisation de la tâche qu’il avait à accomplir, oubliant même qu’il avait un corps. La signification, R. ne la cherchait pas ; elle était donnée d’emblée puisque le travail émanait de la hiérarchie. » La perte de sens au travail est, ainsi qu’on l’a également définie, une perte de contact sensoriel et affectif, une perte du « se sentir exister » qui parfois conduit des managers, des analystes, des cadres supérieurs à démissionner, à reprendre un cursus qui les forme à des métiers manuels afin de retrouver le sens du mot « faire » et le contact sensoriel au réel. Contre toute attente, c’est sa collègue Ariane qui, pourtant, se présentait aux yeux de R. comme la parfaite employée résignée à tous ces process, qui incarne ce retour à la vie et se réapproprie le sens de son existence en décidant de démissionner de l’entreprise Solis et de l’inciter à en faire autant : « Je ne veux plus vivre dans l’abstraction […]. Rien ne me paraît réel ici, tout est factice, impalpable, gazeux. Il m’arrive de me sentir fantôme, fantôme de ma propre vie, où j’obéis à des règles, à des habitudes fabriquées par d’autres, mais où rien n’est décidé par moi-même […] », dit-elle à R.

Évidement, dépossession de soi, désaffection, déshumanisation qualifient donc en propre la Condition de l’homme moderne, pour reprendre le titre du livre d’Hannah Arendt que cite au début de son roman Valentin Grégoire, annonçant d’emblée par cette référence le fil conducteur de son récit : « Le dernier stade de la société de travail, la société d’employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique […], comme si la  seule décision encore requise de l’individu était de lâcher, pour ainsi dire, d’abandonner son individualité. » Comment, dès lors, ne pas penser au film de Charlie Chaplin, les Temps modernes, qui anticipait déjà ce questionnement sur le travail, auquel fait d’emblée penser la couverture de l’Automate ? On se souvient notamment du comique gestuel de Chaplin, justement du « mécanique plaqué sur du vivant »[5] selon la thèse bergsonienne. On se souvient surtout de quelques scènes cultes où Charlie Chaplin, dont l’âme d’artiste n’est pas faite pour le management naissant du taylorisme et du fordisme, ne suit pas la cadence du travail à la chaîne, est happé par le circuit des machines, continue mécaniquement le geste de visser des boulons, alors même qu’il est sorti de l’usine et qu’il prend les tétons de l’opulente poitrine d’une femme pour ces mêmes boulons. Déboussolé, Chaplin n’est pas fait pour l’usine. Se réappropriant lui-même son existence grâce à la rencontre d’une gamine clocharde dont il tombe amoureux, c’est artiste qu’il pourrait devenir, montrant à cet égard un talent certain pour la danse. De même, la rencontre et l’amour qui se tisse entre R. et Ariane pourraient être le point de basculement pour quitter cette vie d’automate à laquelle R. semble vouloir se résigner. Quelle échappatoire possible ? Le lecteur est convié à la découvrir, bien que la fin du journal et la fin du roman laissent planer un doute, entre rêve, virtualité et réalité.

Article rédigé par Sylvie Paillat

 

[1] David Graeber, Bullshit jobs, Paris, Ẻd. Les liens qui se libèrent, 2018.

[2] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

[3] Julia de Funès, Socrate au pays des process, Paris, Flammarion, 2017, chapitre 7, « La transparence, la prison pornographique », p.87.

[4] Julia de Funès, Ibid., pp.23-24.

[5] Henri Bergson, le Rire, Paris, PUF, 1940.

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